Julien Nicolas, SNCF : « Un SI performant et au juste prix pour affronter la concurrence »

A la tête de la direction du numérique de la SNCF et désormais de l'ESN interne, Julien Nicolas tente d'aiguiller les investissements IT d'un groupe désormais confronté à la concurrence sur tous ses marchés historiques. Au sein de la compagnie nationale, l'informatique devient un levier de compétitivité.
PublicitéArrivé il y a quatre ans à la direction du numérique de la SNCF, notamment pour renforcer la résilience des SI avec le cloud, préparer les JO et réorganiser la data, Julien Nicolas a également orchestré une forme de reprise en mains des sujets IT par les équipes internes. En 2021, plus de 70% des compétences étaient externalisées au sein des DSI. Le taux d'internalisation a progressé d'environ 4 points par an sur les quatre dernières années, assure le dirigeant.
Nommé tout récemment à la tête d'e.SNCF Solutions, l'ESN interne, et renforcé à la tête de la direction du numérique, avec un portefeuille étendu à l'IA, Julien Nicolas se focalise notamment sur l'ouverture du rail à la concurrence, donc sur la performance économique du numérique.
CIO : Quelle est la répartition des rôles dans le numérique de la SNCF entre la direction du numérique, e.SNCF Solutions, mais aussi les DSI des métiers ou encore SNCF Connect & Tech ?
Julien Nicolas : La direction du numérique groupe a pour vocation de traiter les sujets régaliens, comme la performance du domaine, avec des choix stratégiques de type 'make or buy' ou de mutualisation, comme la cybersécurité, du fait de l'interdépendance du système ferroviaire, ou comme l'innovation, via le test de nouvelles technologies. Donc cette direction cumule capacité à donner un cap stratégique, maîtrise des sujets régaliens et de la performance économique du numérique. De son côté, e.SNCF Solutions est une entité de réalisation de projets et produits numériques pour les différentes entités du groupe, avec des activités allant des réseaux à la digital workplace, en passant par l'exploitation des environnements techniques dont le cloud ou par le développement de solutions à la commande pour les DSI des départements ou les métiers. Cette entité comprend aussi une école numérique, visant à développer les compétences en interne.
Au total, 4500 collaborateurs travaillent sur le numérique à la SNCF, pour un budget annuel d'environ 2 Md€. 2000 collaborateurs sont regroupés au sein d'e.SNCF Solutions, les 2500 autres sont répartis dans les DSI des autres sociétés du groupe : SNCF Réseau, SNCF Gares & Connexions, SNCF Voyageurs, Rail Logistics Europe et les deux grandes filiales que sont Geodis et Keolis. Dans ce maillage, SNCF Connect & Tech, lié à l'entité Voyageurs, réalise les objets numériques notamment reliés à la distribution, la billettique et l'information voyageurs.
Comment évolue ce budget ? Quels leviers actionnez-vous pour dégager des capacités d'investissement ?
Nous continuons d'investir sur notre SI, qui figure parmi les leviers de transformation pour atteindre un des grands objectifs du groupe, le doublement de la part modale du rail en France. Aujourd'hui, 10% des mobilités sur le territoire sont assurées par le train, nous souhaitons que cette part atteigne 20%. En parallèle, nous devons réaliser des efforts importants, car nous rentrons en pleine concurrence avec d'autres acteurs sur l'ensemble de nos activités. Ce travail mêlant performance économique et réinvestissements a démarré ces dernières années et a accéléré lors des JO, au cours desquels nous avons modernisé des pans de notre SI, travaillé sur la robustesse et la résilience de nos systèmes. Par exemple, quand nous migrons dans le cloud, nous en profitons pour faire du refactoring, afin d'amener l'application à l'état de l'art. S'y ajoute un travail minutieux de cartographie pour identifier les applications à décommissionner.
PublicitéDans les grands objectifs que nous visons, la qualité de service proposée à nos métiers, donc à nos clients, arrive en premier et elle passe par la résilience, la robustesse ou la cybersécurité. L'entrée de plain-pied dans le monde de la concurrence rend la question de la performance économique également très prégnante. Enfin, nous devons continuer à investir pour l'avenir, ce qui se traduit, par exemple, par une accélération sur l'IA.
« 18 mois avant les JO, nous avons pris à bras le corps le sujet de l'obsolescence technologique, pour améliorer notre résilience et la robustesse des SI. » (Photo : Bruno Lévy)
Quel rôle ont joué les JO dans votre stratégie IT ?
La fenêtre des JO a été une opportunité de porter très haut des sujets numériques. Nous avons par exemple internalisé l'expertise en cybersécurité au sein de notre fabrique numérique, e.SNCF Solutions. Cela représente actuellement une centaine de personnes spécialisées, alors qu'il y a trois ou quatre ans, cette activité était totalement externalisée.
Comment gérez-vous la dette technique ?
Là encore, les JO nous ont aidés. 18 mois avant l'événement, nous avons pris à bras le corps ce sujet de l'obsolescence, pour améliorer notre résilience et la robustesse des SI. Nous avons nommé un responsable du sujet et adopté une démarche pragmatique, via une première cartographie des éléments obsolètes et un état d'avancement de leur mise à jour ou de leur décommissionnement jusqu'aux JO. Ce qui a permis de réduire très fortement le niveau d'obsolescence. Aujourd'hui, nous travaillons à conserver cette hygiène, pour ne pas retomber dans des niveaux d'obsolescence trop importants. Nous avons une méthode et des KPI partagés régulièrement au sein du Codir numérique. Nous avons allégé la structure programme mise en place pour les JO, mais conservé les indicateurs qui en sont issus.
« La modularité du SI et son APIfication sont deux évolutions inscrites au coeur de la rénovation de notre IT. » (Photo : Bruno Lévy)
Vous insistez sur la performance économique de l'IT, en tant que composante de votre positionnement sur un marché désormais concurrentiel. Est-ce à dire que vos ratios économiques sont aujourd'hui moins bons que ceux de certains de vos concurrents ?
Pour proposer nos solutions de mobilité au meilleur prix, nous travaillons sur l'ensemble des leviers, numérique compris. Nous engageons donc les équipes IT sur l'atteinte de ces objectifs économiques et sur la frugalité des solutions, c'est-à-dire leur juste dimensionnement. Ce qui passe par un travail étroit avec les métiers pour retenir les fonctions essentielles.
Par ailleurs, si nous optons pour une solution du marché, nous nous astreignons à coller à celle-ci. Nous ne l'achetons pas pour la tordre, comme cela pouvait être le cas il y a quelques années, alourdissant tant les coûts de développement que d'exploitation.
Quelles évolutions technologiques déployez-vous pour bien absorber cette généralisation de la concurrence ?
La modularité du SI et son APIfication en particulier, deux évolutions inscrites au coeur de la rénovation de notre IT. Nous sortons d'une logique de système monolithique et très imbriqué, pour aller vers une approche modulaire et variabilisée, car les périmètres d'activité vont évoluer au gré des appels d'offres.
Cette question de la performance économique renvoie aussi à celle de l'inflation des tarifs dans le secteur. De quels leviers disposez-vous face aux grands acteurs du numérique et à leur puissance, qui s'est notamment récemment manifestée avec la nouvelle politique de licence de VMware ?
D'abord la mise en concurrence à chaque fois que c'est possible. L'Open Source ensuite, en identifiant les briques où cette alternative est envisageable afin de limiter notre dépendance aux grands éditeurs. Le troisième levier consiste à prendre conscience de la force du groupe et d'éviter de partir en ordre dispersé face à certains éditeurs. Sur le cas VMware, nous avons ainsi décidé de sortir de cet environnement une partie du patrimoine jusqu'alors présent sur cette plateforme. Nous souhaitons être le moins dépendants possible des éditeurs de façon à orienter nos choix en fonction de l'évolution de nos besoins et du marché.
« Notre plan de migration vers le cloud, écrit il y a plusieurs années, prévoyait de sortir totalement de nos datacenters. Mais, pour des questions de souveraineté, nous avons pris la décision d'y conserver des zones d'hébergement. » (Photo : Bruno Lévy)
Avez-vous une politique clairement affirmée sur l'Open Source ?
Historiquement, notre positionnement était plutôt opportuniste ou dépendait de l'appétence de certains de nos collaborateurs. Désormais, en réponse notamment au poids des grands éditeurs, notre approche se veut plus organisée, avec une analyse plus systématique des endroits où cette alternative présente un intérêt par rapport à l'achat classique de logiciels. Nous avons aujourd'hui un noyau de compétences que nous devons faire grossir. Et nous devons améliorer notre pédagogie des avantages de l'Open Source auprès de nos clients internes.
Où en êtes-vous de vos usages du cloud ?
La migration a été engagée il y a plusieurs années déjà, avec l'objectif de moderniser nos SI, de variabiliser nos coûts et d'adapter nos environnements à des marchés très changeants avec l'entrée dans la concurrence. Nous avons opté pour une approche multifournisseurs, basée sur AWS, Azure et du cloud privé chez Equinix. Globalement, la migration de la SNCF dans le cloud a déjà eu lieu, même si nous conservons des datacenters en interne. Sur les prochaines années, nous allons prolonger cette stratégie, dans une approche multifournisseur autour d'une plateforme commune Kubernetes, mais nous devons aussi tenir compte de la montée des questions de souveraineté. Ce sont des sujets difficiles, car les solutions souveraines ne sont pas toujours disponibles. Mais c'est une question stratégique pour la SNCF, que nous essayons d'aborder de façon pragmatique en analysant les endroits où ce besoin s'impose en fonction de la classification des données.
Le plan de migration vers le cloud, écrit il y a plusieurs années, prévoyait de sortir totalement de nos datacenters. Mais, pour ces questions de souveraineté, nous avons pris la décision d'y conserver des zones d'hébergement.
Récemment, le DSI de Safran estimait que 80% de ses données étaient éligibles au cloud et que 20% ne l'étaient pas. Est-ce un ratio qui vous semble pertinent dans votre cas ?
On retrouve effectivement des ordres d'idée similaires au sein de la SNCF.
« Sur la recherche documentaire au sein de notre corpus de 70 000 documents de référence, les gains en performance et en simplicité amenés par la GenAI sont très importants. » (Photo : Bruno Lévy)
À la faveur de votre promotion récente, vous avez hérité de la direction de l'IA pour le groupe. Pourquoi ce choix ?
C'est une façon d'incarner le sujet et de l'accélérer. Cela fait évidemment longtemps que la SNCF exploite l'IA, dans les technicentres, dans la relation client, etc. Avec l'arrivée des LLM, on assiste toutefois à un changement d'échelle. Donc, dans la logique du virage vers le digital il y a un peu plus de 20 ans, nous avons voulu accélérer notre stratégie en la matière. Mon rôle avec cette casquette IA groupe consiste d'abord à acculturer et former les 167 000 salariés des activités ferroviaires SNCF à cette technologie, via des sessions de découverte, mais aussi des formations au prompt ou des contenus dédiés sur notre plateforme d'e-learning créée par notre école du numérique. À ce jour, 25 000 personnes ont été sensibilisées à la technologie et 3 000 ont été formées. Ensuite, l'enjeu est de fournir à nos équipes des outils, comme SNCF GPT, déployé sur Azure, qui offre actuellement un environnement sécurisé à 100 000 de nos collaborateurs.
Par ailleurs, avec les métiers, nous avons créé un comité IA regroupant l'ensemble des entités du groupe pour remonter leurs besoins et échanger sur les bonnes pratiques. Ce qui me permet de m'assurer que nous avons les bonnes technologies et compétences pour répondre à ces attentes. Enfin, nous nous devions d'intégrer by design les valeurs qui sont au coeur du groupe SNCF, en matière d'éthique, de souveraineté, de cybersécurité ou de dialogue social.
Comment réagissent les partenaires sociaux à l'arrivée de cette technologie qui devrait bousculer certains métiers ?
Aujourd'hui, nous avons beaucoup de demandes, y compris des partenaires sociaux, sur notre stratégie et projets en la matière. Des sollicitations qui dénotent un intérêt marqué et soulignent un besoin d'accompagnement.
Envisagez-vous l'entraînement de vos propres SLM ?
Oui, même si nous n'y sommes pas encore. Mais nous disposons d'un important corpus de données très spécifiques au ferroviaire qui nous permettrait d'entraîner des modèles, ce qui peut déboucher sur des gains significatifs dans les activités industrielles. Sur la maintenance prédictive, sur la prévision de temps de rétablissement après incident ou sur l'optimisation des plans de transport, par exemple.
Les entreprises lancent souvent de nombreux prototypes d'IA, mais ont plus de difficultés à passer en production. Avez-vous, au sein de la SNCF, identifié les quelques applications de GenAI qui feront la différence ?
Nous avons nous aussi mené beaucoup d'expérimentations, et c'était légitime, car nous avions besoin d'identifier les endroits où cette technologie a de la valeur. Avec le comité IA, nous avons ensuite sélectionné les cas d'usage les plus prometteurs en matière de transformation. Certains plus matures que d'autres. C'est notamment le cas de la recherche documentaire couplée à la GenAI, au sein d'un corpus de 70 000 documents de référence auquel accèdent des milliers de collaborateurs chaque jour, tant des cols blancs que des collaborateurs de terrain. Les gains en performance et en simplicité sont très importants. Dans d'autres projets, nous sommes en train de passer à l'échelle. Par exemple, sur les outils d'aide aux développeurs, qui vont être déployés largement après une phase d'expérimentation. Ou sur la reconnaissance d'images, pour identifier une pièce parmi des milliers de références ou pour analyser la végétation entourant les voies. Ou encore, sur la relation client, avec l'amélioration des bots et de l'information voyageurs. Nous touchons donc à la fois à l'amélioration de la productivité, à l'optimisation des processus industriels et à la relation client.
« L'IA générative n'est pas plug-and-play. Un gros travail de nettoyage, de formatage et de gestion des versions des documents est nécessaire. » (Photo : Bruno Lévy)
Quels constats faites-vous de gains amenés par la GenAI dans l'aide au développement ?
Les gains sont réels, mais pas au niveau de ce qu'annoncent les éditeurs. Nos estimations vont de 7 à 15% de gains en fonction des cas. C'est la raison pour laquelle nous avons lancé un appel d'offres pour doter tous les développeurs du groupe d'une solution de ce type.
Au début, je pensais que la technologie aiderait les juniors à monter plus rapidement en compétences. Mais le constat, c'est que ce sont plutôt les développeurs seniors qui en tirent le plus de valeur ajoutée. Plus vous êtes formés, plus ces outils ont un potentiel important. Dans le cadre de notre politique de réinternalisation, nous avons un programme visant à former des profils métiers au développement. Cette technologie est une aide parmi d'autres pour leur montée en compétence.
Est-ce que ce programme portant sur l'IA vous a poussé à mener des travaux de remise à niveau de vos bases de données et documentaires ?
Si nous travaillons depuis longtemps sur la donnée, via des méthodes pour la collecter, la traiter et la nettoyer, sur le documentaire, il est vrai que la technologie nous a poussés à retraiter notre existant. Car l'IA générative n'est pas plug-and-play. Un gros travail de nettoyage, de formatage et de gestion des versions des documents est nécessaire. Par ailleurs, nous avançons au rythme des innovations des éditeurs de LLM. Il y a 18 mois, de nombreux documents SNCF n'étaient pas exploitables pleinement, car ils renferment beaucoup de logigrammes qui n'étaient pas interprétés par les outils. Les dernières versions commencent à très bien savoir le faire.
Quelles perspectives les agents à base d'IA ouvrent-elles ?
La révolution de l'IA va changer complètement les interactions avec le SI, la façon dont nous allons actionner nos systèmes, avec des interfaces très différentes et un accès plus simple des métiers à certaines capacités. Au lieu d'avoir à reconstruire des systèmes très complexes, cette technologie ouvre la voie à l'exploitation des systèmes existants au travers d'interfaces permettant de les interroger et de les agréger. À condition qu'ils soient exposés sous forme d'API.
Article rédigé par

Reynald Fléchaux, Rédacteur en chef CIO
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