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Jean-Marie Séguret, DSI de Lyon : « se soustraire de Microsoft impose un travail de fond »

Jean-Marie Séguret, DSI de Lyon : « se soustraire de Microsoft impose un travail de fond »
Jean-Marie Séguret, directeur des systèmes d’information et de la transformation numérique de la ville de Lyon : « le politique s'est véritablement emparé des enjeux du numérique pour s'assurer que ce dernier serait aligné sur la transition écologique ».

Dans la lignée d'une politique municipale faisant la part belle à la sobriété et à la souveraineté, la DSI de la ville de Lyon déploie une stratégie visant à renforcer son indépendance. Avec un projet phare : le remplacement de Microsoft Office sur 80% des postes d'ici mars 2026.

PublicitéÀ la tête de la DSI de la troisième ville de France (520 000 habitants), Jean-Marie Séguret détaille une stratégie IT intrinsèquement liée aux priorités de l'exécutif municipal, dirigé depuis 2020 par le maire Grégory Doucet (issu d'Europe Écologie Les Verts). L'action du directeur des systèmes d'information et de la transformation numérique (DSITN), passé par plusieurs collectivités (Essonne, Conseil régional d'Île-de-France, Plaine Commune...) avant son arrivée à Lyon en mai 2022, est notamment symbolisée par l'usage étendu de matériels reconditionnés et par le remplacement progressif de Microsoft Office par une suite open source, que la ville codéveloppe avec d'autres collectivités. Migrer 80% du parc est en passe de tourner sur l'alternative au premier éditeur mondial aura représenté de « de deux à trois ans de travail », souligne le DSI, en raison des multiples dépendances à la suite Microsoft, y compris au plus profond de certains logiciels métier.

La DSI de la ville de Lyon regroupe environ 90 personnes et gère un budget annuel de fonctionnement de 9 M€. En sus, 45 M€ d'investissement dans le numérique auront été consentis par la collectivité sur le mandat en cours.

CIO : Vous êtes arrivée à la tête de la DSI de Lyon il y a un peu plus de trois ans. Quelles étaient alors les priorités ?

Jean-Marie Séguret :
A mon arrivée, j'ai assisté à la présentation par le maire de la ville et son adjoint en charge du numérique de la stratégie en la matière à l'ensemble des agents. Dans toute ma carrière dans les collectivités, c'était la première fois que j'assistais à une telle mobilisation d'un exécutif sur ce sujet. A Lyon, le politique s'est véritablement emparé des enjeux du numérique pour s'assurer que ce dernier serait aligné sur la transition écologique. Issue d'une démarche participative menée en amont, la stratégie portée par le maire s'articule autour de plusieurs axes. La sobriété du numérique, tout d'abord. Ce qui a conduit à porter une attention particulière au matériel, à l'origine de l'essentiel des 6% d'émissions de GES au niveau mondial que représentait alors le numérique. Nous avons donc prolongé la durée de vie des équipements et favorisé l'emploi de matériels reconditionnés.

Quelle est la fréquence de rotation du parc aujourd'hui ?

Nous partions d'une fréquence de 5 ans et nous atteignons aujourd'hui a minima 8 ans. Par ailleurs, en matière de PC, nous achetons 75% de machines reconditionnées. Un taux qui atteint 98% pour les smartphones et écrans et oscille entre 50 et 60% pour les imprimantes. Nous avons donc des résultats probants en la matière, même s'ils ne se sont pas traduits immédiatement, car il a fallu mettre en place les marchés publics correspondants et préparer les agents à ces changements. C'est une nouvelle culture qui a dû être diffusée dans la collectivité.

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« Le maire, ainsi que l'ensemble des élus et de la direction générale sont aujourd'hui dotés d'équipements reconditionnés. » (Photo : Bruno Amsellem)

Par où avez-vous démarré dans ce chantier de la sobriété sur lequel il est parfois difficile de s'assurer du soutien des utilisateurs ?


À la demande du politique, nous avons démarré par ce qui avait le plus d'impact sur l'environnement, c'est-à-dire là où l'effet volume est le plus important : les postes de travail. Sans doute le chantier le plus difficile parce qu'il a un impact direct sur les utilisateurs. Il fallait donc convaincre. Mais, dans notre cas, le numérique est une des composantes de la sensibilisation des agents aux enjeux environnementaux. Par exemple, la ville encourage les déplacements doux pour ses salariés. Donc, nous nous inscrivons dans une cohérence d'ensemble, ce qui nous aide. Et nous pouvons nous appuyer sur des acteurs exemplaires, le maire, ainsi que l'ensemble des élus et de la direction générale sont aujourd'hui dotés d'équipements reconditionnés. Par ailleurs, la rupture n'est pas brutale puisqu'elle se produit au rythme de renouvellement du parc.

Aujourd'hui, nous devons toutefois passer à une seconde étape. Car l'obsolescence matérielle est bien souvent conditionnée par l'obsolescence logicielle programmée. C'est notamment pour cette raison que nous nous éloignons de l'écosystème Microsoft. Nous allons migrer sur Windows 11 pour des raisons de sécurité et parce qu'il nous est impossible de mener tous nos chantiers en parallèle. Mais, ensuite, nous nous préparons à basculer sous Linux, car l'après Windows 11 devrait être synonyme de couplage avec Azure et l'IA. Des évolutions à rebours de notre stratégie. Pour la migration vers Windows 11, l'impact sur le parc reste limité : notre diagnostic montre que moins de 10% de nos postes nécessiteront un ajustement, avec un ajout de mémoire.

Quels sont les autres axes de cette politique numérique ?

La souveraineté, évidemment, qui contribue à mettre en place un numérique choisi et non subi, ce qui est vraiment le fil conducteur de la politique que nous menons. Et, à travers elle, la capacité de la collectivité à reprendre son autonomie financière et stratégique. L'exécutif est rétif aux Gafam et à ce qu'ils représentent en termes de situation monopolistique, de fuite de données, d'évasion fiscale ou même de licensing. Car, à cette question de souveraineté se rajoute une dimension financière, avec une inflation des budgets que subit la ville de Lyon comme d'autres collectivités. Ce phénomène vient à la fois du SaaS, du licensing des grands éditeurs, mais aussi de la politique tarifaire des éditeurs de logiciels métiers dédiés aux collectivités. Ce qui est une nouveauté. Or, une collectivité comme Lyon comprend environ 200 métiers différents, chacun étant la plupart du temps porté par un système d'information dédié. Par exemple, un acteur majeur comme Nexpublica [le nouveau nom d'Inetum Software, devenu indépendant de l'ESN, NDLR] impose désormais la souscription en mode SaaS lors du renouvellement de ses contrats. Nous devons donc renoncer à des licences à usage perpétuel, couplées à un coût de maintenance, et acquises potentiellement depuis 20 ans, au profit - entre guillemets ! - d'un abonnement avec une augmentation tarifaire de 30%.

Dans le monde des collectivités, nous avons affaire à des acteurs qui nous proposent ou plutôt nous imposent, soyons clairs, le mode SaaS, au mieux à coûts constants dans un premier temps. Et à d'autres qui en profitent pour réviser plus que significativement leur coût. J'ai en tête un acteur un peu particulier qui a multiplié par six son coût dit d'hébergement par rapport à celui de la maintenance de la solution. Ce qui est ingérable pour une DSI de collectivité, en particulier dans un contexte où les contraintes budgétaires sont de plus en plus fortes. Donc, comme le prévoit notre schéma directeur, en lien avec cette recherche de souveraineté, nous étudions des alternatives. L'open source devient un axe privilégié, ainsi que les approches mutualisées entre collectivités. Je précise que notre exécutif nous demande de retenir des solutions réellement souveraines, c'est-à-dire non seulement des éditeurs français ou européens, mais avec un hébergeur français ou européen, et non des offres un peu Canada Dry, ce qui est malheureusement la tendance et qui voit des éditeurs français être hébergés chez Azure, AWS ou Google.


« Pour que l'approche open source fonctionne, il faut créer un collectif d'organisations qui partagent un même besoin et s'inscrivent dans une démarche partagée, collective. » (Photo : Bruno Amsellem)

Cette recherche d'alternatives n'est-elle pas cantonnée aux logiciels d'infrastructure et non aux solutions métiers ?

Même sur ce terrain, on commence à voir les choses bouger. Je pense notamment aux départements qui ont une réelle envie de redévelopper, à travers un collectif en open source, des solutions d'éditeurs qu'ils jugent insatisfaisantes à la fois sur le plan fonctionnel et en matière de conditions tarifaires. Pour que l'approche open source fonctionne, il faut créer un collectif d'organisations qui partagent un même besoin et s'inscrivent dans une démarche partagée, collective. Quelque part, cela s'apparente à une démarche d'éditeur, qui progicialise et industrialise. Au sein de la ville de Lyon, nous avons un exemple de ce type d'approche. Pour une application de gestion des débits de boisson, nous avons repris une solution open source développée par une première collectivité et plutôt que de l'améliorer seul, nous nous sommes rapprochés d'une autre ville, Montpellier en l'occurrence. Cette conception mutualisée entre nos métiers nous a permis d'enrichir le périmètre fonctionnel de la solution. Nous avons pris à notre charge dans un premier temps le développement des évolutions pour garantir la progicialisation de la solution et faciliter sa réutilisation. En l'espace d'un an, d'autres collectivités ont rejoint cette initiative.

En juin dernier, la ville de Lyon annonçait une initiative visant à trouver une alternative à Microsoft sur la suite collaborative, via un développement partagé avec d'autres entités. Où en êtes-vous de ce projet ?

Ce projet a été lancé avant même mon arrivée. La problématique majeure pour se soustraire de Microsoft réside dans les dépendances associées : la plupart de nos applications métiers dialoguent avec les outils Microsoft. Et on a beau être la ville de Lyon, convaincre les éditeurs de bouger sur ce sujet reste difficile. D'où l'intérêt de créer un collectif qu'on a appelé l'Entente, qui rassemble la métropole de Lyon, la ville et un syndicat informatique, le Sitiv, qui regroupe neuf villes de la banlieue lyonnaise. Soit un écosystème de 30 000 postes de travail, ce qui constitue une masse critique non négligeable au sein de laquelle on retrouve l'ensemble des strates des collectivités, de la petite ville à la grosse structure. Ce qui est un facteur important pour un éditeur.


« Migrer 80% des utilisateurs sur Only Office d'ici mars 2026 est le fruit de deux à trois ans de travail, car il a fallu examiner poste par poste les dépendances, les limites qu'on pouvait rencontrer. » (Photo : Bruno Amsellem)

Un budget mutualisé, assorti d'une subvention de 2 M€ de l'ANCT (Agence nationale de la cohésion des territoires), nous a permis de créer un écosystème, c'est-à-dire une infrastructure et une ingénierie pour mettre en place à la fois un socle technique, basé sur des briques open source qui ont été packagées pour proposer un service intégré, et assurer le maintien en conditions opérationnelles. Dans cette suite, on retrouve la visioconférence avec Jitsi, la coédition avec Only Office, le partage de fichiers avec Nextcloud, la planification d'activités, la messagerie instantanée ou encore une messagerie classique (Zimbra). Cette offre, dénommée Territoire Numérique Ouvert, est hébergée par le Sitiv. Au sein de la ville, nous avons démarré par le remplacement de notre intranet sous SharePoint, puis par le déploiement de la suite collaborative Only Office pour Nextcloud, ainsi que par celui de la version desktop d'Only Office pour pouvoir remplacer son équivalent Microsoft du poste des agents. Accessible depuis deux ans, la suite Only Office sur le cloud a été vécue comme un vrai plus pour nos utilisateurs, qui ont pu accéder à des fonctions de coédition absentes de Microsoft Office 2013. Ce qui ensuite a facilité le déploiement de la version desktop, car nous avions levé cette appréhension inhérente à la découverte d'un nouvel outil. Depuis octobre dernier, nous sommes sur un rythme de migration de 300 à 350 postes par mois. Notre objectif est de migrer 80% des utilisateurs sur Only Office d'ici à mars 2026. C'est le fruit de deux à trois ans de travail, car il a fallu examiner poste par poste les dépendances, les limites qu'on pouvait rencontrer. Nous avons vraiment fait du cas par cas en fonction du contexte de chaque utilisateur.

Ce qui signifie que les 20% restant sont trop difficiles à migrer en raison des dépendances à Microsoft ?

Oui. Essentiellement en raison de dépendances liées à Excel, mais aussi, parfois, à des éditeurs de logiciels métiers qui ont complètement intégré leurs solutions à Microsoft Office, voire génèrent des documents dans d'anciens formats Microsoft non sécurisés que ne peut pas pleinement exploiter Only Office.

Quitter Microsoft, c'est donc quitter un certain confort...

Quand j'ai pris le poste il y a trois ans, c'est un peu le sous-texte qui ressortait de mes échanges avec mes collègues DSI. Puis, quand Microsoft a annoncé l'augmentation significative de ses coûts d'hébergement sur Office 365 il y a environ deux ans, certains DSI sont revenus vers moi pour comprendre concrètement ce que nous avons mis en place. Depuis six mois, avec ce qui se passe aux États-Unis, greffe une injonction politique qui demande aux DSI de revenir à une approche plus souveraine.


« Sur le client Java, Oracle a mis en place une politique tarifaire ubuesque. Pour Lyon, avec ses 7500 agents, qu'ils soient utilisateurs de Java ou pas, c'est une facture de 1,5 M€ avant négociation ». (Photo : Bruno Amsellem)

Où en êtes-vous sur l'autre volet de votre annonce de juin dernier, soit le remplacement d'autres logiciels du marché par des alternatives open source ?

Sur le volet infrastructures également, nous remplaçons progressivement l'écosystème Microsoft (soit Windows Server et SQL Server) ou Oracle, par Linux et PostgreSQL. Nous avons aujourd'hui majoritairement des infrastructures sur ces composants libres, alors qu'elles étaient franchement minoritaires en 2020, et nous les exigeons systématiquement dans nos cahiers des charges. Mais nous devons composer avec l'existant, avec des éditeurs métiers qui ont parfois des dépendances assez fortes, notamment avec Oracle. Notre objectif pour fin 2026, soit avant le renouvellement de notre contrat, est d'éliminer tout client Java Oracle au sein de notre système d'information, pour migrer vers Open JDK. Car, sur ce terrain, Oracle profite d'une rente de situation et a mis en place une politique tarifaire ubuesque. Pour Lyon, avec ses 7500 agents, qu'ils soient utilisateurs de Java ou pas, c'est une facture de 1,5 M€ avant négociation, soit 13 € par agent et par mois. Évidemment, l'éditeur arrive ensuite avec une offre remisée qui ne se refuse pas...

Ces mesures ont-elles déjà un effet sur le budget de la DSI ?

Il y a un impact budgétaire immédiat : là où on devrait payer 300 à 350 € pour une licence Office 365, l'hébergement et l'offre de services du Sitiv reviennent aujourd'hui à un coût de l'ordre de 60 €. Mais ces économies sont réinvesties. Car il a fallu accompagner ce changement, en formant l'ensemble des agents à leur nouvel environnement numérique, en modernisant certains outils mal sécurisés et exploitant de vieux formats et en missionnant un prestataire sur la réécriture de macros Excel, lorsque celles-ci ont vocation à être répliquées dans Only Office. Générer des économies n'était d'ailleurs pas l'objectif. Nous voulions avant tout nous réapproprier notre système d'information. Malgré tout, nous enregistrerons bien de réelles économies dès mars 2026, une fois que tous les agents seront formés et que les macros Excel auront été réécrites.

Avec de telles priorités stratégiques, y a-t-il une place pour une stratégie d'IA, et notamment d'IA générative, à la ville de Lyon ?

Les élus nous ont très vite demandé de fixer un cadre d'usage du fait de l'impact environnemental de cette technologie, et de veiller à un usage éthique et souverain. C'est directement la direction générale qui a été missionnée pour monter une équipe projet afin d'instruire ce sujet. Et cela se traduit par une instance de pilotage, mais aussi par la mise en place d'outils d'analyse, permettant d'évaluer la pertinence d'une demande métier impliquant l'usage de la GenAI. Pour ce faire, nous nous sommes inscrits dans un projet national, porté par l'Inria, pour lequel la ville de Lyon était une des organisations pilotes, aux côtés notamment d'Angers et des régions Bretagne et Occitanie. Des groupes de travail composés d'ambassadeurs du numérique représentant les directions et les directeurs ont pu enrichir ce cadre d'usage ainsi défini, qui comporte 5 principes directeurs, 14 engagements contractuels et un dispositif d'acculturation des agents aux enjeux de la technologie. Ce cadre d'usage est présenté en conseil municipal le 25 septembre. Il devra être validé par ce dernier, afin que nous puissions instruire les premiers dossiers.

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