Caroline Rattier-Robert, DSI de Marseille : « rapprocher l'expérience utilisateur du libre de celle des suites commerciales »

A la tête de la DSI de la deuxième ville de France, Caroline Rattier-Robert a mené depuis trois ans un important chantier de transformation de la DSI, en lien avec les ambitions de la nouvelle mandature. Et accentué la politique en faveur de l'Open Source, y compris sur le collaboratif.
PublicitéArrivée à la tête de la DSI de Marseille il y a près de 3 ans, Caroline Rattier s'est lancée, en ligne avec les ambitions politiques de la nouvelle mandature, dans une remise à plat de la DSI de la ville, de sa gouvernance, de ses processus et de ses relations avec les métiers. La DSI décrit une « mission d'équilibriste », dont la réussite repose largement de l'engagement des équipes de la municipalité, selon elle. Soit les quelque 160 agents que compte le département IT de la ville, auxquels s'ajoutent 20 à 30 externes.
CIO : Vous êtes arrivée à la tête de la DSI de Marseille il y a près de trois ans. Quelles étaient alors les priorités ?
Caroline Rattier-Robert : Je suis arrivée effectivement environ un an après l'installation de la nouvelle mandature. La DSI à l'époque était somme toute peu sollicitée par les métiers, les relations entre ces derniers et l'informatique étant assez distendues. Or, alors que, sous la mandature précédente, la DSI était peu visible et avait une place modeste dans la stratégie de la ville, elle s'est tout d'un coup retrouvée au coeur des ambitions et la transformation de la municipalité.
C'est un jeu d'équilibriste entre besoins à moyen terme et mode pompier que connaissent bien les DSI. Mais, dans des collectivités, il est particulièrement important car les commandes politiques peuvent arriver très vite. » (Photo : Léonor Lumineau)
Nous avons redéfini l'ensemble de la gouvernance IT à l'échelle de la ville. On ne parle pas ici uniquement d'un processus, mais bien d'une transformation culturelle : comment explique-t-on que le système d'information appartient aux métiers ? ; comment accompagner ces derniers dans la compréhension de leur système d'information ? ; comment mettre en place des instances pour assurer le dialogue sur l'évolution de ces SI ? Tous les trimestres, nous avons ainsi instauré un dialogue de gestion avec chaque directeur général adjoint afin qu'il ait une vision complète de son SI, du run, du suivi des incidents et des demandes sur les projets. En parallèle, le comité de direction générale bénéficie d'une visibilité sur le portefeuille consolidé, une instance placée auprès du directeur général arbitrant la feuille de route métiers, la feuille de route technique, les priorités, les budgets, etc. A ces instances s'ajoute un circuit permettant de faire remonter les besoins plus immédiats à la DSI. C'est un jeu d'équilibriste entre besoins à moyen terme et mode pompier que connaissent bien les DSI, mais dans des collectivités, il est particulièrement important car les commandes politiques peuvent arriver très vite.
Quels ont été les chantiers prioritaires pour accompagner cette transformation ?
PublicitéLa particularité de ma mission, c'est d'embrasser un grand nombre de sujets tout en impulsant une nouvelle dynamique et en structurant une transformation numérique assez systémique, qui s'inscrit elle-même dans la transformation de la ville et de l'ensemble de ses directions portée par la Direction générale adjointe Transformer nos pratiques dont la DSI fait partie. Nous avons refondu l'organisation de la DSI, la fonction SI et la gouvernance IT, durant 18 mois, avec un accompagnement renforcé de toute la ligne managériale. Mais aussi étendu les usages de l'informatique : nous avons fourni une adresse mail et l'accès à des services RH aux plus de 15 000 agents que compte la ville. Auparavant, seuls les 6 000 collaborateurs les plus consommateurs d'IT au sein de la municipalité en étaient équipés.
« Nous avons construit un référentiel usagers qui va piocher des datas dans une vingtaine d'applications pour offrir une vision 360° de l'usager à travers des services, que ceux-ci soient utilisés par les agents ou par les administrés. » (Photo : Léonor Lumineau)
Pour répondre aux ambitions de la nouvelle équipe municipale, nous avons musclé notre capacité à piloter et délivrer des projets. Aujourd'hui, nous menons environ 120 projets par an. Certains relatifs aux métiers, d'autres touchant aux socles techniques. Car le système d'information existant était peu urbanisé, peu avancé sur les questions d'interopérabilité. Moderniser ces fondations était un prérequis essentiel pour répondre aux demandes des métiers et mettre en oeuvre une stratégie data-driven, tant en interne qu'à destination des près de 800 000 usagers. Et on parle d'un système d'information assez vaste, composé de près de 1600 serveurs, 400 applications réparties dans 25 domaines fonctionnels. Ce qui couvre l'état civil, depuis la naissance jusqu'à la mort, en passant par les tickets de piscine ou de musée, l'inscription des enfants à l'école ou à la cantine, etc.
Où en êtes-vous en matière de rationalisation et de centralisation de la data, un prérequis pour proposer de nouveaux services aux agents et usagers ?
Avec les métiers, nous avons mis en place une gouvernance de la data, avec la création d'un poste d'administrateur général des données. Et nous avons construit un référentiel usagers qui va piocher des datas dans une vingtaine d'applications pour offrir une vision 360° de l'usager à travers des services, que ceux-ci soient utilisés par les agents ou par les administrés eux-mêmes. Nous allons sortir au dernier trimestre 2025 la v1 de ce référentiel, qui va nous permettre d'exposer des services en interne et en externe, accessible via un authentifiant unique, et de proposer une traçabilité complète des demandes et des actions.
« Sur les solutions métiers, nous étudions systématiquement la réponse que peut apporter le libre. » (Photo : Léonor Lumineau)
Nombre de DSI collectivités voient leur budget être mis sous tension, du fait des contraintes financières que vivent leur organisation. Est-ce votre cas ?
Les investissements nécessaires à la transformation que j'ai décrite auparavant ont été consentis. Les budgets de fonctionnement et d'investissement ont progressé d'environ 20% sur 3 ans, pour atteindre environ 20 M€ chacun. Comme tous les services publics, nous avons mis en place un pilotage serré de nos frais de fonctionnement. Nous rencontrons les mêmes problématiques que les autres collectivités sur l'évolution du marché vers le SaaS notamment. Celui-ci nous est souvent imposé par les éditeurs et se traduit par une prolifération de solutions dans les différents domaines métier. Pour maîtriser ce phénomène, nous avons resserré la gouvernance pour qu'aucun achat ne puisse s'effectuer sans passer par les fourches caudines de la DSI. Par ailleurs, comme toutes les DSI, nous sommes aussi confrontés à l'inflation généralisée des technologies, ce qui a un peu impacté notre budget l'an dernier, même si notre politique du libre, portée directement par l'élu en charge de la politique numérique, nous aide à en atténuer les effets.
Sur quels moyens cette politique du libre s'appuie-t-elle ?
Pour porter cette politique, mais aussi pour des questions de souveraineté, nous avons une équipe d'une quinzaine de développeurs qui permet d'amortir un peu les effets des phénomènes précités. Aujourd'hui, nous sommes sur un équilibre avec entre 50 et 60% de développements spécifiques sur les solutions métiers, contre une petite moitié de solutions du marché, pour lesquelles le SaaS s'impose peu à peu. Même si la bascule du budget d'investissement au budget de fonctionnement reste complexe dans une collectivité.
Cette politique du libre à Marseille préexistait à la nouvelle équipe municipale, mais elle a été reprise et renforcée par l'actuel élu au numérique, Christophe Hugon. Sur les solutions métiers, nous étudions systématiquement la réponse que peut apporter le libre. Nous contribuons aussi aux communautés, comme c'est le cas sur un composant Open Source de Public, notre outil de GRC (Gestion de la relation citoyen). Pour les solutions de productivité et de collaboration, nous sommes également très engagés sur les solutions libres. Nous travaillons avec des solutions comme BlueMind (messagerie collaborative) ou Jistsi (vidéo-conférence).
« Nous avons lancé un chantier interne pour construire une interface qui engloberait l'ensemble de ces outils libres afin d'améliorer l'expérience et limiter les concessions d'usage. » (Photo : Léonor Lumineau)
Quelles sont les problématiques que vous rencontrez sur ce terrain ?
Cette politique est parfois difficile à tenir parce que les habitudes prises avec les standards industriels obligent à faire des concessions d'usage, parfois importantes. A Marseille, le renouvellement de la ligne managériale au sens large a amené des natifs de Microsoft Teams ou de la suite Google dans notre organisation. Leur expliquer qu'ils vont devoir s'en passer demeure compliqué, la DSI est souvent considérée comme la porteuse de tous les maux en la matière ! Nous avons donc une politique proactive pour aller chercher des outils libres, les tester, travailler leur intégration pour se rapprocher de l'expérience offerte par les outils de productivité et de collaboration classiques, couplée à des efforts de communication sur les raisons qui nous poussent à opter pour le libre et sur les enjeux de souveraineté numérique.
Avez-vous remplacé partiellement ou totalement la suite Microsoft ?
Nous n'avons pas d'outils Microsoft du tout. En 2020, la ville a subi une cyber-attaque et tous les services ont été remontés sur des composants libres, comme la messagerie sur Blue Mind. Aujourd'hui, avec l'ensemble des directions de la DGA Transformer nos pratiques, et en se basant sur une approche très orientée utilisateurs, nous avons lancé un chantier interne pour construire une interface qui engloberait l'ensemble de ces outils afin d'améliorer l'expérience et limiter les concessions d'usage. En parallèle, nous travaillons avec notre intégrateur Vortex Solution à améliorer l'intégration entre la messagerie et l'agenda, tout en restant en veille sur les meilleurs outils Open Source dans ces domaines.
Avez-vous recours au cloud public ?
Non, excepté quelques déploiements chez OVH, sur des sujets très précis pour des services qui doivent fonctionner en 7/7, 24/24, comme le Samu social. Notre politique du libre et notre volonté de conserver la souveraineté sur notre SI nous amènent sur un environnement très sécurisé, ce qui n'est pas le cas de toutes les collectivités, certaines ayant largement externalisé nombre de composantes de leur SI ou migré dans le cloud. Cette politique, qui apparaissait comme un frein il y a quelques années, devient aujourd'hui un atout à mesure que les préoccupations autour de la souveraineté numérique s'inscrivent tout en haut de l'agenda.
« Nous proposons aujourd'hui une centaine de services numériques, mais nous en visons 500 à la fin de la mandature. » (Photo : Léonor Lumineau)
Est-ce que cette politique n'est pas un handicap pour tester ou déployer l'IA ?
Nous avons lancé une démarche d'IA depuis plus d'un an, après un travail préliminaire avec l'élu en charge du numérique pour bien définir les contours de notre stratégie. Nos orientations en faveur d'une IA éthique et responsable sont dans la lignée de nos engagements. Nous commençons à travailler sur des cas d'usage, via une démarche de PoC, portée par une équipe d'une vingtaine de personnes venant de la DSI, de la direction de la transition numérique, du laboratoire innovation et des métiers. Ces prototypes visent surtout à amener des gains d'efficacité à nos agents. Nous avons installé des machines chez nous sur lesquelles nous testons et comparons les résultats que nous obtenons avec ceux de partenaires travaillant sur d'autres infrastructures. Nous évaluons les écarts pour déterminer un portefeuille de cas d'usage que nous pourrions généraliser et pour éclairer notre stratégie en matière de capacités internes.
Quelles sont vos priorités pour les 12 à 18 mois qui viennent ?
D'abord la dématérialisation de tous les processus transverses. Nous avons livré les projets relatifs aux bons de commande et aux notes interservices. En septembre, le circuit d'achat sera à son tour dématérialisé. Puis, nous nous attaquerons aux projets concernant les processus internes aux directions. La gestion de la relation citoyens, ensuite ; nous proposons aujourd'hui une centaine de services numériques, mais nous en visons 500 à la fin de la mandature. Enfin, il faut y ajouter quelques sujets purement IT. Comme la cybersécurité, sur laquelle nous avons beaucoup progressé avec l'installation d'un SOC (Security Operation Center) ou la mise en place d'un bug bounty. Mais nous devons encore nous améliorer sur la résilience, par exemple. Nous avons également un sujet de modernisation de notre hébergement. Aujourd'hui, le SI de Marseille repose sur 4 à 5 salles machines situées dans nos locaux ou dans des datacenters tiers. Nous voulons regrouper ces environnements dans deux datacenters en région, avant la fin de l'année.
Article rédigé par

Reynald Fléchaux, Rédacteur en chef CIO
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