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La CDIO de ConocoPhillips plonge l'IA jusque dans les puits de pétrole

La CDIO de ConocoPhillips plonge l'IA jusque dans les puits de pétrole
Pragati Mathur, chief digital and information officer du géant américain de la production de pétrole et de gaz ConocoPhilips déploie l'IA jusque sur le terrain, après avoir convaincu son board. (Photo ConocoPhilips)

Pragati Mathur, chief digital and information officer du géant américain de la production de pétrole et de gaz ConocoPhilips développe des cas d'usage d'IA jusque dans les activités de forage. Une démarche qui, avec des démonstrations technologiques, a convaincu le conseil d'administration.

PublicitéDans un secteur historique, aux dimensions internationales et aux opérations complexes, l'Américain ConocoPhillips (près de 57 Md$ de CA en 2024, 11 800 employés dans 14 pays) réinvente la production d'énergie avec l'IA. Comme nombre de grandes entreprises aujourd'hui, l'entreprise basée à Houston (Texas) a adopté, sous la direction de sa chief digital and information officer, Pragati Mathur arrivée en mai 2021, une approche stratégique de l'IA centrée sur la valeur, en insistant sur l'efficacité, la sécurité et la durabilité. De la maintenance prédictive ou la prévision de la demande jusqu'à des applications métier innovantes comme l'optimisation de l'extraction par injection de gaz (gas lift artificiel), ConocoPhillips produit déjà des résultats tangibles, en phase avec sa vision.

Quelle approche avez-vous adopté pour intégrer l'IA à la stratégie globale de ConocoPhillips ?

Nous sommes une entreprise de l'upstream [exploration, forage, extraction]. Toutes nos activités visent donc à produire de l'énergie pour répondre à la demande du marché. Notre stratégie est centrée sur l'amélioration de l'efficacité, la réduction des coûts et l'amélioration de la sécurité. Et nous sommes également attachés au rendement pour nos actionnaires et à nos objectifs ESG. Nous nous efforçons de réduire nos émissions des scopes 1 et 2. Tout investissement que nous réalisons dans l'IA ou toute autre technologie sera lié à ces valeurs. Nous avons commencé à développer une stratégie en la matière il y a quelques années déjà, alignée avec notre stratégie numérique globale. Mais l'IA a désormais atteint un tel niveau de maturité que nous pouvons nous en servir pour nous différencier encore davantage vis-à-vis de la concurrence. Nous obtenons en effet des résultats jusqu'alors impossibles à imaginer.

Pouvez-vous nous donner quelques exemples d'optimisation de l'efficacité, des coûts ou de la sécurité avec l'IA ?

Oui. La maintenance prédictive, par exemple, nous permet d'anticiper et de corriger les pannes avant qu'elles ne surviennent. Nous avons ainsi développé un modèle d'IA complet pour prédire les pannes des moteurs de forage. La prévision de la demande constitue un autre exemple : nous utilisons des modèles d'IA pour exploiter nos historiques de données et prédire les tendances du marché. De cette façon, nous obtenons des prévisions plus précises de l'offre et de la demande de gaz naturel, y compris liées aux flux entre le Royaume-Uni et l'UE. Mais l'impact le plus spectaculaire et le plus surprenant provient sans nul doute d'une solution qui nous enthousiasme particulièrement : l'optimisation du gas lift artificiel.


Plate-forme pétrolière ConocoPhillips en mer du Nord (îles Shetland, Royaume-Uni). (Photo ConocoPhillips)

PublicitéLe gas lift, qui consiste à utiliser du gaz injecté pour remonter le pétrole à la surface, n'est pas un concept nouveau dans le secteur de l'énergie. Nous utilisons cette méthode depuis des années sur des milliers de puits, produisant près de 500 000 barils de pétrole par jour. Il s'agit d'une part importante de notre activité. Mais jusque-là, nos techniciens et ingénieurs de terrain mesuraient et ajustaient un seul puits à la fois. Un ingénieur étant responsable de centaines de puits, ne pouvait donc réaliser qu'une douzaine de mesures par jour. Avec la télémétrie digitale déjà en place sur ces puits, nous utilisons désormais l'IA comme un outil de calcul fiable basé sur la physique pour évaluer chaque jour chacun des puits. Nous avons augmenté les taux d'ajustement, remonté davantage d'hydrocarbures à la surface et accéléré l'ensemble du processus d'écoulement. Dans le secteur des matières premières, le temps, c'est de l'argent ! La solution de gas lift par l'IA a donc eu un impact commercial significatif.

Quels critères vous ont poussé à choisir la solution de gas lift comme cas d'usage ?

Mon équipe a développé un modèle d'analyse des cas d'usage de l'IA, qui a identifié le gas lift artificiel et d'autres domaines comme la prévision des niveaux de réserves. Les clés du modèle consistent d'abord à rechercher la valeur au regard des objectifs principaux de notre entreprise, et de se demander si la solution proposée améliore la production, l'efficacité ou la sécurité. Un autre élément majeur de notre démarche consiste à établir des partenariats pour développer ces solutions, ce qui représente un défi pour une entreprise d'ingénierie comme la nôtre, car nous avons toujours tout construit de A à Z. Le troisième élément clé est la priorisation. Le bon partenaire sera aussi investi que nous dans les résultats et contribuera réellement à celle-ci.

Parlons de l'équipe. Comment vous êtes-vous réorganisés pour devenir moteur dans l'identification des cas d'usage ?

Nous sommes organisés en équipes produit selon une structure matricielle mondiale. Les responsables produit ne sont généralement pas des informaticiens, mais des experts métiers, comme des ingénieurs réservoir, par exemple. Mon équipe travaille directement au sein de l'équipe produit pour comprendre les besoins de l'entreprise et apporter du conseil sur les domaines et outils technologiques susceptibles d'optimiser l'efficacité. Enfin, elle exécute. Notre rôle est d'identifier, par exemple, les opportunités de la genAI correspondant aux besoins de l'entreprise. Les équipes produit sont structurées de manière à favoriser le partenariat et une collaboration étroite. Nous les réunissons pour leur demander d'analyser le paysage mondial dans leur domaine d'expertise, de définir leurs besoins et de présenter leurs cas d'usage. En fait, nous appliquons le modèle du capital-risque de la Silicon Valley : l'idée présentée obtient ou non, du financement en fonction de la valeur du cas d'usage.

Comment avez-vous suscité l'intérêt de votre conseil d'administration ?

Pour commencer, nous avons la chance d'avoir un conseil d'administration féru de technologie, dont certains membres ont même fondé des entreprises high tech. Malgré tout, nous avons dû commencer par les bases. Nous avons discuté des raisons pour lesquelles ils devraient s'intéresser à l'IA et de la manière dont elle pouvait générer de la valeur pour notre entreprise. Ensuite, ils ont demandé des séances individuelles plus approfondies, puis nous ont suggéré de nous rendre dans la Silicon Valley pour creuser le sujet. Mon équipe et moi avons passé au crible une centaine d'entreprises d'IA et nous en avons sélectionné 25. Il s'agit de structures relativement petites, mais qui innovent à un rythme accéléré. Nous avons passé deux jours sur place à comprendre comment leurs produits nous aideraient à relever certains défis et à développer notre activité. Nous leur avons tous demandé quel était l'état de l'art dans leur domaine, ce que l'IA pouvait apporter, l'impact qu'elle aurait sur notre rapidité de mise sur le marché, etc.

Nous avons également organisé pour le conseil d'administration une présentation technique d'une série de solutions. Ils ont tellement apprécié qu'ils ont demandé à renouveler l'expérience avec d'autres outils, afin de continuer à découvrir comment nous utilisons le digital pour améliorer nos processus métier. Ils comprennent désormais mieux comment un déploiement stratégique du numérique peut nous donner un avantage concurrentiel.

Le storytelling devient de plus en plus central dans l'adoption de l'IA. Quel type de storytelling avez-vous adopté avec votre conseil d'administration ?

Nous leur avons présenté notre premier cas d'usage, celui des prédictions de courbes de déclin, qui utilise les historiques de données directement issues des puits pour prévoir l'offre. Nous utilisions ce type de courbes depuis des années, mais sans grande précision. Jusque-là, nous réalisions des prédictions, puis nous attendions. Mais avec notre solution d'IA, nos prévisions sont précises et les économies réalisées significatives. Nous avons d'abord montré au conseil d'administration l'impact financier, puis, lorsqu'il nous a demandé comment nous avions procédé, nous lui avons expliqué qu'il s'agissait d'un cas d'usage IA. Plutôt que de passer beaucoup de temps d'abord à expliquer l'IA, nous leur avons montré comment nous l'utilisions pour résoudre un problème métier concret.

Le rôle du DSI est en constante évolution. Quels conseils donneriez-vous à la personne qui vous occupera dans quelques années ?

Un mentor, plus tôt dans ma carrière, m'a conseillé de lire des ouvrages politiques, documentaires et de fiction, même si je suis technicienne. Il suffit de lire beaucoup et d'apprendre à changer d'état d'esprit. Cette capacité à penser différemment est l'une des qualités que je recherche aussi chez mes managers : l'envie d'apprendre, la curiosité, la réflexion stratégique et surtout, la volonté de comprendre le fonctionnement de l'entreprise. Si vous maîtrisez la finance, passez une journée à observer les opérateurs. Si vous êtes opérateur, allez rencontrer les équipes financières. Lorsque j'ai rejoint ConocoPhillips, j'ai passé du temps avec des personnes sur le terrain, car l'activité était nouvelle pour moi. Je voulais apprendre des autres membres de l'entreprise et comprendre l'ensemble du cycle de vie. Impossible de repenser une entreprise avec l'IA si l'on ne connaît pas son fonctionnement actuel. Avec de la curiosité, une bonne compréhension de l'activité et une passion pour l'innovation, on peut débloquer une quantité extraordinaire de valeur.

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