Stratégie

GenAI, quand les employés se rebellent

GenAI, quand les employés se rebellent
Face aux menaces que la GenAI fait peser sur leur emploi, les employés n'hésitent plus à la saboter en l'entraînant avec des données confidentielles ou en utilisant des outils non validés par l'entreprise. (Photo : Bruno/Pixabay)

Près d'un tiers des employés américains « saboteraient » la stratégie GenAI de leur entreprise. Qu'il s'agisse d'améliorer son fonctionnement ou, plus probablement, de protéger leur emploi, ils organisent une rébellion silencieuse.

PublicitéQuel employé pourrait bien vouloir adopter un outil installé pour le remplacer ? Cette question, c'est Brian Jackson, directeur de recherche principal du cabinet de conseil et de recherche Info-Tech Research Group, qui la pose. Et la réponse se trouve en partie dans le rapport 2025 sur l'adoption de la GenAI en entreprise de la startup américaine Writer, éditrice d'une plateforme de déploiement d'IA en entreprise. Selon cette enquête menée auprès de 1600 employés des secteurs de la connaissance aux États-Unis (la moitié étant des cadres supérieurs), près d'un sur trois (31%) déclare « saboter la stratégie d'IA générative de son entreprise ! ». Un chiffre qui grimpe à 41 % pour les employés appartenant aux dites générations Y et Z.

Par ailleurs, un répondant sur dix « déclare altérer les indicateurs de performance pour faire croire que l'IA est moins efficace, ou générer intentionnellement des résultats de mauvaise qualité, refuser d'utiliser des outils ou des résultats de GenAI ou ne pas vouloir suivre de formation à l'IA ». Certains employés indiquent même saisir des informations sur l'entreprise dans des outils de GenAI non approuvés par leur employeur (27%), globalement utiliser des outils de GenAI non approuvés (20%) ou encore volontairement ne pas signaler un problème de sécurité lié à l'IA (16%).

Tout contournement n'est pas sabotage

Certains observateurs se refusent cependant à qualifier tous ces comportements de sabotage, car dans de nombreux cas, ces violations du code de conduite de l'entreprise viennent au contraire de la volonté d'améliorer la productivité ou de faciliter l'exécution du travail. « S'ils induisent intentionnellement leur employeur en erreur sur les résultats de l'utilisation de la GenAI pour un processus spécifique, ou s'ils envoient des données sensibles de l'entreprise dans un outil grand public tiers, il s'agit bel et bien de sabotage, précise Brian Jackson. Mais s'ils décident de ne pas utiliser les résultats fournis par la GenAI pour des raisons légitimes de qualité, cela pourrait en réalité faire partie de leur travail ». Même chose s'ils utilisent des outils tiers, mais ne partagent pas les détails confidentiels de l'entreprise.

Brian Jackson convient que le sabotage existe, mais en grande partie parce que les conseils d'administration et les dirigeants promeuvent publiquement l'IA comme moyen de réduire les effectifs. « L'IA automatise désormais de nouveaux aspects du travail dit intellectuel qui nécessitent de la créativité et de l'intelligence humaines, détaille-t-il. Et la résistance à l'IA pourrait ainsi s'exprimer si les employés ont l'impression qu'elle est utilisée pour les remplacer dans les domaines où nous aimons travailler et dans lesquels nous valorisons le contact humain ». Le directeur de recherche conseille donc aux dirigeants d'écouter le point de vue de leurs équipes sur la valeur qu'ils voient dans la GenAI plutôt que d'adopter une approche descendante. Celle-ci pourrait, en effet, laisser penser aux employés qu'ils sont en train d'entraîner une technologie qui va les priver de leur emploi. Pour Brian Jackson, en se vantant de réductions de main-d'oeuvre liées au déploiement de la technologie, même quand ce n'est pas vrai, certains PDG n'aident pas à alléger la tension générale qui règne sur le sujet de l'IA et de l'emploi.

PublicitéProtection des emplois, inclusion dans les projets

« Les dirigeants cherchent parfois à justifier des licenciements indirects en expliquant qu'ils ne se séparent pas de leurs employés parce que l'entreprise est en difficulté, mais parce que l'IA la rend si efficace que moins de personnel est nécessaire. Plutôt que d'admettre qu'ils ont trop embauché à une période donnée, ils préfèrent dire : 'nous utilisons l'IA en tant que leaders matures et férus de technologie' ».

Un data analyst qui a supervisé l'intégration de l'IA dans une chaîne de magasins au CA de 80 Md$ - et qui a souhaité ne voir ni son nom ni celui de son employeur apparaître - raconte avoir été directement témoin d'actes de rejet de l'IA. Bien que « le sabotage pur et simple soit rare, explique-t-il, j'ai observé des formes plus subtiles de rejet, telles que des équipes sous-utilisant les fonctions de l'IA, revenant à des processus manuels ou ignorant de manière sélective les recommandations venues de l'IA sans justification claire ». Dans certains cas, les employés ont « peur qu'une automatisation accrue réduise leur rôle, poursuit-il, ou que leur expertise soit moins appréciée. Mais ce qui ressemble à de la résistance s'apparente davantage à un appel à être inclus dans le processus de changement. Les employés veulent comprendre comment l'IA soutient leur travail, et pas seulement qu'elle leur soit imposée ».

La délicate lutte contre le sabotage

Patrice Williams Lindo, PDG du cabinet de conseil en évolution de carrière Career Nomad, déclare avoir elle aussi constaté ce type de comportements, mais elle estime que ce qui les motive n'est pas déraisonnable. Les employés résistent, retardent et, dans certains cas, sapent activement les déploiements de la GenIA, comme elle le reconnaît, mais qualifier ces actions de sabotage simplifie à l'excès ce qui se cache derrière ces actions. « Ce n'est pas toujours malveillant, affirme-t-elle. Ces personnes cherchent souvent en réalité à se protéger. Lorsque les employés pensent que l'adoption de l'IA menace leur emploi, en particulier dans les secteurs où les licenciements sont fréquents, le refus devient une tactique de survie ».

« On peut en arriver au sabotage réel, si ces craintes sont ignorées, prévient-elle néanmoins. Si la direction rejette les préoccupations des employés, n'accompagne pas le déploiement de l'IA avec des parcours de perfectionnement clairs et impose des déploiements descendants, les employés peuvent délibérément ralentir l'adoption ou fournir des intrants de mauvaise qualité pour se protéger. »

Pour lutter contre cette résistance à l'IA, il faut améliorer la formation et la communication. Mais elles ne suffiront pas à l'éliminer complètement, en particulier si les dirigeants se vantent des plans de licenciement qu'ils mettent en oeuvre en cas de succès de leur stratégie d'IA. Étant donné qu'il est impossible d'éradiquer complètement le sabotage, les entreprises peuvent faire face à des risques importants et même voir leur responsabilité impliquée. Les organisations peuvent être exposées à des sanctions juridiques si leurs employés se livrent à un sabotage délibéré, selon Cameron Powell, avocat spécialisé dans les technologies au sein du cabinet Gregor Wynne Arney. Et elles devraient rappeler à leurs employés que, dans ce cas, ils s'exposent aussi personnellement à des risques juridiques.

De la responsabilité de l'entreprise et des employés

« S'il s'avère que l'entreprise a supervisé ou permis par négligence un sabotage par un employé, et que cela a conduit à enfreindre certaines lois tels les règlements sur la confidentialité des données, la loi américaine sur la sécurité et la confidentialité des données de santé HIPAA (Health insurance portability and accountability act), les règlements sur la confidentialité ou le consentement à l'utilisation des données personnelles pour l'entraînement de l'IA, et ainsi de suite, elle peut être tenue pour responsable de ces violations », dit l'avocat. Les employés peuvent également générer des informations qui engagent l'entreprise dans des contrats sans son accord ou qui constituent une diffamation à l'égard d'un tiers. Un employé peut encore enfreindre le copyright ou le dépôt de marques de tiers, ou divulguer des secrets commerciaux de l'entreprise ou de l'un de ses partenaires, ce qui peut engager la responsabilité de l'entreprise. Les risques pour l'organisation sont importants et multiples.

Mais Cameron Powell souligne aussi les risques encourus par les employés eux-mêmes : « Les entreprises doivent éduquer leurs employés sur le fait qu'ils peuvent être tenus responsables de leurs actions en la matière. Il faut leur faire comprendre que le sabotage ne nuit pas seulement à l'entreprise, mais qu'il peut les exposer à des sanctions civiles et pénales, ainsi qu'à une peine de prison ».

Gare à la rébellion

Quelles que soient les retombées, Lars Nyman, directeur marketing de la société d'études du marché de la tech Fractional, rappelle que ceux qui pratiquent le sabotage de l'IA n'ont rien inventé. « C'est l'histoire des luddites revisitée. En 1811, ces ouvriers de l'industrie textile anglaise ont détruit des machines à tisser mécaniques pour conserver leur emploi ». La comparaison est en réalité plus subtile et intéressante que ce simple constat, puisque les luddites, artisans qualifiés et bien payés, ont défendu par des actions violentes - dont la destruction des machines - leurs salaires, leurs emplois et leurs métiers face aux propriétaires des ateliers. Les machines n'étaient qu'une des menaces qui pesaient sur eux.

« Aujourd'hui, on assiste au sabotage de Slack ou au jailbreak discret des prompts de GenAI, etc. La nature humaine n'a pas changé, mais les outils, eux, ont changé, continue Lars Nyman. Si une entreprise dit à ses employés qu'ils sont son plus grand atout, mais que dans le même temps elle les remplace par des LLM, elle ne devra pas s'étonner lorsqu'ils débrancheront la prise ou qu'ils fourniront des données inutiles au modèle. Si le déploiement de l'IA s'accompagne d'un soupçon d'arrogance insensible de la part de la direction, il y aura rébellion ».

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