Frédéric Vincent, DSI de Renault : « intégrer l'IA dans les équipes demandera plusieurs années »
Pour le DSI de Renault, le travail que mène le groupe sur la structuration de sa donnée, déjà bien avancée dans le domaine industriel, peut servir de tremplin pour les dernières générations d'IA. Même s'il reconnaît que l'adoption par les équipes va prendre du temps.
PublicitéA la tête d'une DSI comptant plusieurs milliers de personnes (un effectif que la société ne détaille pas), Frédéric Vincent a pris le volant d'une stratégie qui mélange migration vers le cloud, qui concernera plus de 80% du portefeuille applicatif fin 2025, et travail de fond sur les données. L'objectif affiché de Renault ? Construire ce qu'il appelle des métavers, soit une consolidation des données des opérations touchant l'ensemble de ses activités. Un travail bien avancé sur le domaine industriel et que le constructeur est en train de répliquer à la supply chain, la qualité, l'ingénierie, l'après-vente et aux ventes elles-mêmes. Ce socle de données sert notamment au déploiement des dernières générations d'IA, même si le DSI de Renault (56,2 Md€ de chiffre d'affaires en 2024) reconnaît que la pleine exploitation de ces technologies ne sera pas immédiate et que leur impact sur la productivité reste incertain à ce jour.
CIO : Comment est organisée l'IT de Renault, entre équipes centralisées et décentralisées ?
Frédéric Vincent : Nous pilotons depuis le siège l'ensemble des activités IT. Localement, des équipes sont présentes en support des activités, qu'il s'agisse de production ou de commerce. S'y ajoutent des hubs qui sont des extensions des équipes du siège, notamment en Inde, en Roumanie et au Maroc où le groupe possède des points d'accroche. Ces hubs apportent leur appui sur des activités de développement, de tests, d'intégration ou encore de maintien en conditions opérationnelles. Par ailleurs, notre IT est organisée en miroir des métiers du groupe : en face de chaque grande direction, se positionne une direction informatique.
Les effectifs de l'IT ont progressé ces dernières années, essentiellement pour piloter le plan de transformation numérique du groupe. A l'avenir, nous anticipons plutôt une stabilité ou une légère réduction de ces effectifs. Mais cette évolution dépendra d'un paramètre que nous ne maîtrisons pas encore totalement : l'IA. Aux Etats-Unis, des entreprises réduisent leurs effectifs du fait de cette technologie. Or, on peut supposer que des métiers IT classiques - développement, tests et peut-être production IT -, vont connaître des gains de productivité importants.
Votre stratégie IT est axée sur la création d'un métavers industriel. Quelle définition donnez-vous de cette notion ?
Notre vision du métavers se décompose en trois couches. D'abord un jumeau numérique de tout ce qui se passe dans l'univers industriel. L'automobile est avant tout un monde de flux : nous recevons des millions de pièces, effectuons de nombreuses opérations, commercialisons nos véhicules via un réseau de distribution, puis en assurons la maintenance. Soit énormément d'opérations, avec des exigences de traçabilité qui se renforcent, une variabilité croissante du coût des matières ou de l'énergie ou encore des crises dans l'approvisionnement, comme celle que nous avons connue dans les composants électroniques. Ce qui représente une quantité énorme de données.
PublicitéNotre premier travail a consisté à transférer toutes ces données dans le cloud, dans un datalake, en visant l'exhaustivité, le temps réel et la standardisation. Or, quand un robot en bord de chaîne effectue des points de soudure, il communique vers l'extérieur dans un langage propre à son constructeur. Pour récupérer des données comparables entre elles, nous avons donc dû créer une taxonomie de ces données pour créer un tout cohérent. Ce travail de fond nous a pris plusieurs années. Mais le jumeau numérique, avec les données de toutes nos machines, est désormais opérationnel et s'enrichit peu à peu, par exemple avec les données des contrôles automatisés de qualité. Aujourd'hui, sur une chaîne de production, 500 à 600 photos sont prises à des étapes différentes, données qui viennent enrichir notre datalake. Idem avec l'électronique embarquée, où nous utilisons le jumeau pour gérer le versioning des composants.
Quels sont les deux autres composantes de ce métavers ?
Le second étage de la fusée consiste à rendre ces données disponibles pour l'analyse ou la simulation, via des tableaux de bord ou des outils de monitoring. A cette fin, nous mettons les données et outils entre les mains des métiers pour qu'ils puissent mener leurs propres analyses. Par exemple, nous allons ainsi suivre la consommation de chaque atelier de peinture ou effectuer la maintenance prédictive de nos presses d'emboutissage positionnées à l'entrée des chaînes de fabrication. Car les pannes de ces presses peuvent provoquer des arrêts de production très longs. Nous avons équipé ces machines assez anciennes de multiples capteurs, de pression, de température, sonores, de vibration... Ensuite, avec du Machine Learning, nous avons détecté des signaux faibles annonçant telle ou telle panne pour lancer des interventions, sur les plages de maintenance programmées, avant que le dysfonctionnement ne survienne et ne bloque la production.
Au-dessus de cet étage de capitalisation sur la data se positionne l'IA, qui amène des scénarios d'usage plus sophistiqués, en particulier en matière de simulations. Par exemple, lorsque nous attendons des pièces détachées, et qu'elles n'arrivent pas pour telle ou telle raison - accident, tension géopolitique, événement météorologique... -, la technologie permet de bâtir des scénarios pour récupérer ces composants et les acheminer autrement, en fonction de multiples critères. Le nombre de paramètres et de données à maîtriser devient alors trop important pour une approche analytique classique. Ce type d'applications est également déjà en production, les scénarios disponibles s'enrichissant à mesure que les situations se présentent à nous. Nous avons, par exemple, développé une tour de contrôle pour toute la supply chain amont.

Contrôle qualité sur une chaîne de production en Espagne. 500 à 600 photos sont prises à différentes étapes et vérifiées par des algorithmes d'IA. (Photo : Renault)
L'industrie exploite des algorithmes de Machine Learning depuis des décennies maintenant. Qu'est que la GenAI a changé dans votre approche ?
Les LLM apportent plusieurs axes de progrès. D'abord, cette technologie débouche sur la mise en oeuvre d'applications plus sophistiquées que celles possibles avec le Machine Learning et même avec le Deep Learning. La GenAI apporte également des scénarios jusqu'alors inatteignables ; la machine crée quelque chose, ce qui va au-delà de la seule optimisation. Enfin, l'axe du langage naturel est intéressant : un technicien en bord de chaîne confronté à une panne a besoin de réactivité, pour comprendre et réparer rapidement. Car, dans notre industrie, chacune de ces pannes arrête l'ensemble de la chaîne de montage. Le LLM permet de solliciter la base documentaire par la voix. Les bénéfices proviennent alors de la rapidité d'exécution qu'apporte la technologie.
Est-ce que l'arrivée de la GenAI a abaissé le coût d'accès à l'IA ?
Pas réellement. On parle toujours d'applications sophistiquées qui ne se mettent pas en place en un claquement de doigts. Par ailleurs, elles se traduisent par un coût d'intégration qui n'est pas neutre.
Il y a quelques années, les systèmes d'information étaient avant tout structurés autour de systèmes transactionnels, comme les ERP ou les MES. Comment s'intègrent-ils dans le schéma que vous venez de décrire ?
Sur le MES, nous exploitons notre solution propre. C'est aussi ce qui nous a permis de construire rapidement notre métavers industriel. Car la particularité des progiciels commerciaux est d'emprisonner quelque peu la donnée. Elle n'est pas toujours ni normalisée, ni accessible. Intégrer des LLM dans notre système industriel est d'ailleurs assez facile pour nous, car nous maîtrisons complètement ce socle technologique.
Par ailleurs, ce que nous avons réalisé pour le domaine industriel, nous le reproduisons désormais partout : sur la supply chain, sur la qualité, sur l'ingénierie, sur l'après-vente et, aujourd'hui, également sur les ventes. Le jumeau numérique a vocation à couvrir toute l'entreprise, même si c'est le domaine industriel qui est le plus avancé à ce jour. Nous avons découpé l'entreprise en 8 segments et construisons le jumeau de chacun d'eux ; le travail de l'IT consistant à apporter une couche horizontale cohérente, soit un référentiel de données identique pour tous. La BOM (Bill of Materials) d'un véhicule, provenant avant tout de l'ingénierie, doit être la même pour tous nos métiers ! Nous avons ainsi identifié 27 grands référentiels de données, des ELD pour Enterprise Level Data, qui doivent être uniques pour toutes les entités et tous les métiers du groupe. Et nous nous assurons aussi de la qualité des données qu'ils renferment. Un travail de fourmi !
Comment assurez-vous la gouvernance de ces 27 référentiels ?
Un Chief Data Officer (CDO) groupe porte l'ensemble de la stratégie et s'appuie sur 5 CDO correspondant aux 5 grandes familles de données : produit, client, finance, conformité et ressources. Les ELD sont associés à une de ces familles et sont pilotés par un responsable dédié, parfois provenant d'un métier. L'IT doit assurer la cohérence technique et structurelle de l'ensemble, le métier étant là pour organiser chaque ELD en fonction de ses besoins.

« Au sein de la DSI, les gains de productivité avec l'IA sont très variables en fonction du niveau d'adoption et de maîtrise : parfois, ils se limitent à 1 ou 2%, parfois, on atteint plusieurs dizaines de points de pourcentage. » (Photo : D.R.)
Est-ce que cette expérience sur la flexibilité de votre MES couplée à l'inflation des solutions éditeur vous incite à revoir l'équilibre make or buy ?
L'urgence des besoins des différents métiers et les niveaux d'investissement nécessaires nous incitent souvent à acheter des solutions sur étagère. Redévelopper une solution pour gérer les finances du groupe nous coûterait très cher, même si le cumul de nos dépenses SAP sur plusieurs décennies aurait plus que largement suffi à financer un tel projet ! La réalité de notre métier est que nous nous confrontons en permanence au bon équilibre entre rapidité, niveau d'investissement, coûts de maintenance et gestion des évolutions. Ces choix sont toujours effectués conjointement avec le métier. Et il ne faut pas occulter les coûts de modernisation. Aujourd'hui, une partie de nos solutions du domaine industriel tourne sur mainframe. Les migrer vers des environnements de type cloud public se traduirait par un nouveau cycle d'investissement significatif.
Quelles perspectives offre l'IA au sein de la DSI elle-même ?
Globalement, à l'échelle du groupe, nous avons trois axes de travail. Le premier, d'ores et déjà générateur de gains de productivité, consiste à utiliser les capacités de l'IA au sein des grands processus de l'entreprise, sur l'amont et sur l'aval. Le second vise à équiper nos collaborateurs d'une sorte de turbo, leur permettant de gagner en efficacité avec des agents intelligents. Ce volet, un peu plus récent, concernera différents métiers, avec quelques fonctions prioritaires dont l'informatique, pour aider à la rédaction des users stories, à l'écriture de codes source ou à celle de jeux de tests. Le troisième axe touche à l'IA au sein même de nos produits, nous avons commencé à l'explorer avec l'avatar Reno, intégré à la R5.
Concernant le second axe, les outils eux-mêmes sont assez performants. Mais la difficulté à laquelle nous sommes confrontée au sein de la DSI - et je pense qu'on va la retrouver dans d'autres fonctions - réside dans la vitesse d'adoption par les différentes équipes. Avec des disparités très importantes d'une équipe à l'autre, travaillant pourtant sur des tâches similaires. Les gains de productivité observés sont ainsi très variables en fonction du niveau d'adoption et de maîtrise : parfois, ils se limitent à 1 ou 2%, parfois, on atteint plusieurs dizaines de points de pourcentage. Et, par ailleurs, la mesure de la productivité elle-même n'est pas toujours simple.
Pour favoriser l'adoption, nous avons commencé à mettre en place ce que nous appelons des AI Catalysts, qu'on pourrait assimiler à des évangélistes, dans chacun des domaines. Ils sont chargés d'aller dans les équipes pour répandre les bonnes pratiques et les accompagner à un usage correct de la technologie. Nous anticipons plusieurs années de transition : la technologie est fantastique, mais son intégration et sa mise en oeuvre dans les équipes demanderont du temps. Le tout doit être évidemment étalonné à l'aune des avancées de la technologie elle-même, l'intégration de ces fonctions au coeur des outils du marché a énormément progressé au cours de l'année écoulée, ce qui devrait accélérer l'adoption.
La conséquence de ce constat ? Evaluer l'impact de cette technologie sur nos organisations, et singulièrement sur la DSI, reste complexe. Nous n'en devons pas moins nous préparer à leur adaptation à cette nouvelle technologie, qui s'annonce comme une révolution de même ampleur que celle amenée par Internet.
Article rédigé par
Reynald Fléchaux, Rédacteur en chef CIO
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