Tribunes

Edito : l'abus de propriété intellectuelle nuit à la propriété intellectuelle

Edito : l'abus de propriété intellectuelle nuit à la propriété intellectuelle
Bertrand Lemaire, rédacteur en chef de CIO, est aussi animateur des conférences CIO.

Les conflits se multiplient entre éditeurs de logiciels et entreprises utilisatrices, notamment autour des audits de licences. Mais, en fait, il n'y a rien de neuf sous le soleil : la rapacité justifiée par la propriété intellectuelle veut réduire à néant une autre propriété intellectuelle, celle des clients utilisateurs.

Publicité« Au pirate ! Au pirate ! A l'assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné, on m'a coupé la gorge, on m'a dérobé ma propriété intellectuelle ! » Ce monologue peut durer un certain temps mais, si vous le permettez, abrégeons. Il s'agit bien sûr de l'acte IV scène 7 de la célèbre pièce de Molière, « L'éditeur de logiciels ». Pièce un peu en avance sur son temps en 1668, je vous l'accorde, puisque Ada Lovelace, inventeur des logiciels, n'était pas encore née.
Pourquoi de tels cris d'orfraies ? Parce qu'il arrive que certains utilisateurs outrepassent, de plus ou moins bonne foi, les droits d'usage acquis. Certes, dans certains cas, l'utilisateur n'est guère défendable : installer un logiciel sans licence en toute connaissance de cause, c'est évidemment un délit de contrefaçon. C'est d'autant plus condamnable qu'il existe en général des logiciels libres pouvant répondre à peu près au même besoin, même si les menus ne sont pas placés au même endroit. Et les logiciels libres sont, du point de vue de la licence, gratuits. Evidemment, des logiciels payants peuvent être plus jolis, plus soignés, avec des fonctionnalités permettant de gagner du temps donc de l'argent... Mais cela se paye, c'est bien normal.

Les droits bafoués du client

La rémunération de la propriété intellectuelle est là pour compenser les frais de développement des logiciels et les risques pris en investissant sur ces développements. Que l'éditeur fasse des bénéfices, là aussi, rien de choquant en lui-même : c'est l'objectif de toute entreprise. On peut davantage tiquer sur les taux de marge de certains éditeurs qui feraient rêver les plus grandes maisons de luxe sans avoir les mêmes exigences de qualité du produit fini. De même, on peut beaucoup tiquer sur la garantie payante mais j'ai déjà râlé à ce sujet.
Revenons par contre sur cette propriété intellectuelle. Car l'éditeur parle beaucoup de la sienne mais guère de celle des autres. A commencer par celle de ses clients. Les procédures, les données, les métadonnées... toute cette valeur appartient évidemment à l'entreprise cliente. Bizarrement, l'éditeur de logiciel en parle peu. Par exemple, l'éditeur garantit rarement que les données puissent effectivement être récupérées sans aucune perte, même au niveau des méta-données ou des schémas de données et procédures associées.

Ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est à moi

Pire encore, si l'entreprise a le malheur de vouloir utiliser ce qu'il a acheté, l'éditeur cherche par tout moyen à s'approprier de nouveaux revenus. Par exemple, quand un logiciel tiers -éventuellement développé en interne à l'entreprise- va enrichir les données d'un produit d'un éditeur X, cet éditeur X n'a strictement aucun droit sur ces données enrichies ni sur les sources de ces enrichissements. Il n'a jamais investi pour développer ces enrichissements. Il ne peut pas revendiquer un préjudice lié à cet enrichissement. Encore moins une contribution.
Mais si le client de l'éditeur X gagne de l'argent, l'éditeur X peut éventuellement essayer de lui en soutirer un peu sous divers prétextes. Par exemple en considérant que tout ce qui est relié à son logiciel lui appartient par un effet de contamination pire que ce que le même éditeur a l'habitude de dénoncer dans des licences libres comme la GPL. C'est ce que l'on appelle l'accès indirect, mot honni et banni chez certains éditeurs puisqu'il indique en lui-même l'existence d'une contestation. On pourrait résumer la position de ces éditeurs par : « Ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est à moi ».
Bien sûr, je vous parle de morale, de logique. Il existe des contrats iniques, léonins, qui peuvent donner des droits de cette sorte aux éditeurs. Les entreprises ont le tort de les signer mais, une fois signés, ils les engagent de fait. C'est ce qui se passe quand on signe un pacte avec le diable : certes, on peut avoir de beaux tableaux avec de superbes indicateurs calculés en temps réel mais seulement jusqu'au jour où l'âme est envoyée en Enfer.

PublicitéL'enfer, ce n'est pas (seulement) chez les autres

L'enfer, c'est par exemple les fameux audits de licence, source de nombreux conflits. Mais l'éditeur connaît ses classiques, pas seulement une pièce de théâtre mythique du XVIIème siècle. Il y a le duo méchant flic/gentil flic par exemple, je veux dire : auditeur et commercial vendant encore plus de coke. Et la perquisition ne se fait pas de façon contradictoire. Violer la propriété intellectuelle, en plus de valoir les galères, relève des pires dispositions de l'Etat d'Urgence : l'éditeur s'autorise à tout fouiller sans rien vous laisser voir de ce qu'il emmène.
C'est d'autant plus facile de trouver une faute que le logiciel est souvent, dans les faits, en open-bar. Il n'est pas nécessaire d'être décideur des achats de licences pour pouvoir étendre facilement, éventuellement par accident, des usages au delà de ce qui a été prévu et acheté. On retrouve le principe du vin à la ficelle : vous payez une demi-bouteille, le patron vous amène une bouteille pleine en vous disant d'arrêter à la moitié et, dans le fil du repas, à cause aussi du fond bombé de la bouteille, vous dépassez un peu. Et, du coup, vous devez payer toute la bouteille, avec une grosse pénalité, sauf si vous prenez un peu de caviar et de foie gras en plus de votre steak frite.

Blocage de l'innovation

Or, les fameux accès indirects peuvent reposer sur les objets connectés. C'est à dire que toute l'innovation actuelle des entreprises est l'otage d'éditeurs de logiciels qui poussent des cris d'orfraies dès qu'une source de revenus complémentaire semble leur échapper. Alors même que rien, sur les plans de logique, de la morale ou de l'économie, ne permet de déterminer un préjudice à leur encontre.
Mais la fête est finie. Comme le modèle de la musique chère né dans les années 1950 a été réduit en bouillie ces dernières années, empêchant les Majors de continuer à s'enrichir autant sur le dos des artistes que sur celui des consommateurs, le modèle des éditeurs de logiciels né dans les années 1980 devient obsolète.
Désormais, les clients se défendent. Et la justice est amenée à mettre son nez dans de plus en plus d'affaires. Le fameux modèle SaaS permet certes aux éditeurs de disposer de revenus récurrents mais ils doivent aussi garantir un niveau de service et une reprise de données, sous peine de lourdes pénalités.
Quand on tire trop sur une corde, elle peut se briser.

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