Vers l'informatique jetable

L'accélération des changements technologiques pousse les entreprises à renouveler leurs logiciels et services à un rythme effréné. Mais attention à ne passe laisser guider par les phénomènes de mode ou les sirènes marketing des fournisseurs.
PublicitéC'est un refrain courant chez les DSI : le rythme de l'innovation ne cesse de s'accélérer. Et pour suivre ce rythme, les responsables IT augmentent leurs dépenses. Cette année, le cabinet d'études Gartner prévoit ainsi encore une hausse de 7,9 % des dépenses informatiques dans le monde par rapport à 2024. Les dépenses consacrées aux logiciels devraient augmenter de 10,5 %. Et ce, même si de nombreux DSI ont suspendu toute nouvelle dépense en raison des incertitudes macroéconomiques, selon Gartner.
Selon les DSI, les consultants et les chercheurs, l'un des principaux facteurs à l'origine de ces augmentations réside dans le raccourcissement de la durée de vie des solutions informatiques déployées au sein des entreprises. « Les cycles technologiques s'accélèrent de plus en plus, et certaines solutions évoluent si rapidement qu'elles représentent désormais un pari sur un an, et non plus sur trois ou cinq ans pour les DSI », explique Craig Kane, associé au sein du département numérique et analytique de Kearney, un cabinet international de conseil en stratégie et en management.
La surenchère de l'IA
Julie Irish, vice-présidente senior et DSI de l'éditeur Couchbase, constate cette accélération de l'évolution des solutions informatiques au sein de son entreprise. Et l'essor de l'IA y joue un rôle, la DSI notant par exemple les transformations rapides des solutions qui soutiennent les activités de vente, les fournisseurs de ce secteur se précipitant pour créer des applications intégrant de plus en plus d'intelligence artificielle. Ce qui peut inciter les dirigeants d'entreprise à réclamer les solutions les plus récentes et les plus performantes.
L'inflation contribue également à l'accélération du renouvellement des solutions informatiques, selon Julie Irish, qui a constaté des hausses inattendues des coûts de renouvellement chez certains fournisseurs dont les produits avaient été déployés par son entreprise. Cela l'a poussée à changer de solution plus rapidement que prévu. « Cela a toujours été le cas dans une certaine mesure, mais c'est encore plus vrai aujourd'hui », ajoute la DSI. A l'inverse, Julie Irish explique que certains fournisseurs ne suivent pas le rythme des innovations du marché, ce qui pousse sa société à remplacer certaines solutions plus rapidement que prévu.
Un autre facteur réside dans la facilité avec laquelle il est possible de passer d'une application à une autre à l'ère du cloud et du SaaS. « Il est presque effrayant de voir à quel point il est facile de mettre en place une nouvelle solution, explique Julie Irish. La technologie est très à déployer ; nous ne passons plus autant de temps sur les migrations ou les déploiements. »
Applications jetables et nouveaux départs
PublicitéD'autres directeurs informatiques font des observations similaires. « Nous vivons une époque où les attentes des utilisateurs sont très élevées. Chaque jour, une nouvelle technologie fait l'objet d'un engouement médiatique, et les DSI sont constamment interrogés sur la manière dont leur entreprise peut tirer parti de cette nouvelle solution », explique ainsi Chad Wright, DSI de Boston Dynamics, entreprise américaine spécialisée dans la robotique. « Les fournisseurs de technologies peuvent aujourd'hui ava ncer plus rapidement grâce à de meilleurs outils et pratiques de développement, ce qui alimente la demande créée par les clients. »
Greg Taffet, directeur informatique à temps partiel chez Ceres Environmental et d'autres organisations, a également constaté le raccourcissement de la durée de vie des solutions. « Dans certains cas, je remplace les solutions après seulement deux ans, car il est parfois préférable de recommencer avec de nouveaux outils pour obtenir de meilleurs résultats plutôt que d'appliquer des correctifs et des mises à jour à la solution existante », explique-t-il. Certains logiciels ne durent même pas quelques mois, ajoute-t-il. Il parle de l'utilisation croissante d'applications jetables, c'est-à-dire conçues pour répondre à un besoin spécifique ponctuel, puis remplacées ou complètement abandonnées. Un exemple extrême de la tendance à l'oeuvre.
Le DSI affirme que ce n'est pas seulement le rythme de l'innovation technologique qui nécessite un renouvellement plus rapide des solutions, mais aussi le rythme toujours plus rapide des affaires, du marché et des réglementations. « Avec tous ces changements, nous constatons parfois que l'application dont nous disposons n'est soudainement plus la mieux adaptée à notre activité, explique Greg Taffet. Dans mes propres entreprises, je constate que les choses évoluent vers une durée de vie d'un an, certaines solutions essentielles pouvant atteindre deux à trois ans. »
ERP et applications clefs échappent à la règle
Mais tous les DSI ne changent pas leurs logiciels aussi rapidement. Par ailleurs, Greg Taffet, Julie Irish et d'autres reconnaissent que la réduction de la durée de vie ne concerne pas tous les logiciels et solutions dans leur entreprise. En effet, de nombreux fournisseurs mettent à jour leurs applications avec de nouvelles fonctionnalités afin de répondre aux exigences des entreprises et du marché, des mises à jour qui contribuent à prolonger la durée de vie des solutions. Enfin, les solutions socle ne changent généralement pas plus rapidement aujourd'hui qu'il y a cinq ou dix ans, affirme Craig Kane de Kearney.
Les ERP, par exemple, ont tendance à rester en place pendant longtemps, dit-il, soulignant le coût élevé, les efforts et la complexité associés à la mise en oeuvre d'un nouvel ERP, en particulier dans les grandes entreprises. La décision de remplacer un ERP existant par un autre n'est ni prise à la légère, ni prise à la hâte, explique le consultant, notant que les systèmes ERP des entreprises du classement Fortune 100 peuvent avoir une durée de vie de 15 à 20 ans.
Phénomène moutonnier plus que réel besoin ?
Par ailleurs, Eric Bloom, directeur exécutif de l'IT Management and Leadership Institute, spécialisé dans les formations et certifications pour les cadres IT, estime qu'une grande partie du renouvellement rapide des solutions n'est peut-être pas nécessaire. Oui, l'innovation technologique progresse plus rapidement aujourd'hui que par le passé, note-t-il, soulignant que nous vivons actuellement une explosion d'innovations, notamment dans le domaine de l'IA. Un rythme de l'innovation appelé à ralentir à mesure que la technologie gagnera en maturité.
Mais Eric Bloom ne pense pas que ces vagues d'innovation doivent forcément se traduire par un remplacement plus rapide des solutions en place, et il attribue une grande partie de la vague de changements actuels dans les entreprises aujourd'hui davantage à la peur de passer à côté d'un phénomène (FOMO, pour Fear of missing out) qu'à un réel besoin. « Je constate une forme d'anxiété pour rester à la pointe de la technologie et des innovations et celle-ci est en partie responsable [des remplacements rapides de solutions, NDLR], les fournisseurs ne cessant de vanter les nouveautés ou la nécessité de mettre à niveau », explique-t-il. Selon lui, le renouvellement rapide des solutions pour des raisons autres que les besoins réels de l'entreprise n'apporte généralement aucun avantage ni retour sur investissement.
Le remords de l'acheteur
Cela explique en partie pourquoi tant d'entreprises regrettent, in fine, leurs investissements en logiciels, explique Olivia Montgomery, analyste principale associée chez Capterra, une plateforme d'évaluation et de notation de logiciels qui met en relation acheteurs et fournisseurs. L'enquête 2025 Tech Trends Survey de cette société montre que 59% des 3 500 entreprises interrogées regrettaient certains de leurs achats de logiciels. En outre, plus de la moitié de ces acheteurs mécontents expliquent avoir subi des pertes financières importantes, voire colossales, suite à ces investissements.
« Le marché des logiciels est inondé de nouvelles solutions, et les principaux acteurs multiplient les lancements et mises à jour. Cela peut submerger leurs clients, explique Olivia Montgomery. Il y a davantage d'outils sur le marché, davantage de marketing autour de ces outils, donc nous constatons des taux de remplacement plus élevés. » L'analyse explique que les DSI et leurs collègues pensent parfois que les solutions qu'ils ont mises en place sont en retard par rapport aux innovations du marché et que, par conséquent, leur entreprise prendra également du retard. C'est peut-être le cas, mais ils se laissent peut-être tout simplement séduire par le battage marketing, dit-elle.
Valse des DSI, valse des solutions
Olivia Montgomery cite également le rythme rapide des changements de direction comme facteur contribuant au raccourcissement de la durée de vie des solutions informatiques. Elle explique que les nouveaux DSI et dirigeants cherchent souvent à remplacer certaines des solutions existantes dont ils héritent dans leurs nouvelles fonctions par celles qu'ils préfèrent ou qu'ils utilisaient dans leurs emplois précédents. Ces comportements entraînent également souvent des regrets chez les acheteurs, ajoute l'analyste, qui conseille de se concentrer systématiquement sur le problème métier. Selon les recherches de Capterra, les organisations les moins susceptibles de regretter leurs achats de logiciels sont celles dont les DSI comprennent le mieux les objectifs métiers et disposent de processus solides pour évaluer les solutions en place.
Le directeur informatique à temps partiel Greg Taffet affirme que cela a été essentiel pour lui lorsqu'il a ressenti une pression pour introduire de nouvelles solutions. « Le fait que la technologie évolue si rapidement n'est pas vraiment quelque chose sur lequel je me concentre. Je dois avant tout me focaliser sur le problème métier, puis appliquer la technologie appropriée à ce problème, résume-t-il. Si quelque chose fonctionne et répond aux besoins de l'entreprise, il ne sera pas automatiquement remplacé simplement parce que la technologie évolue. »
Article rédigé par
Mary Pratt, CIO (adapté par Reynald Fléchaux)
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