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Franck Le Moal, LVMH : « Nous avons identifié des territoires de valeur où l'IA a un intérêt plus important »

Franck Le Moal, LVMH : « Nous avons identifié des territoires de valeur où l'IA a un intérêt plus important »
Frank Le Moal, DSI de LVMH au salon Vivatech. (Photo : LVMH)
Retrouvez cet article dans le CIO FOCUS n°207 !
Les nouveaux territoires du DSI : enfin au cœur de la stratégie d’entreprise ?

Les nouveaux territoires du DSI : enfin au cœur de la stratégie d’entreprise ?

Certes, les aspects opérationnels continuent à faire partie des incontournables pour tout DSI. Mais ce dernier occupe désormais une place grandissante dans la stratégie de l’entreprise, à mesure que la composante technologique s’immisce au cœur même de l’activité de l’organisation. Au point que...

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À l'occasion du salon Vivatech, CIO a rencontré Franck Le Moal, DSI du groupe LVMH. L'occasion d'évoquer sa stratégie data et IA, en vedette dans toutes les maisons du groupe présentes au salon.

PublicitéIl était difficile de manquer le pavillon LVMH au coeur du salon Vivatech qui s'est tenu à Paris la semaine dernière (le groupe est par ailleurs partenaire de l'événement). La foule s'est pressée dans les allées de ce cube orné d'un élégant feuillage de papier blanc, pour voir les plus prestigieuses maisons du groupe, dont Christian Dior Couture, Louis Vuitton, Guerlain, Hennessy ou Ruinart. Et si la flamme olympique était une autre des attractions de l'espace LVMH, ce sont les projets data et IA qui y tenaient réellement la vedette. À cette occasion, CIO a rencontré Franck le Moal, DSI du groupe, pour décrypter la stratégie de LVMH en la matière.

CIO : Depuis quand déployez-vous une stratégie active spécifique autour de la data ?

Frank Le Moal : Dans le groupe LVMH, nous avons réellement commencé à accélérer notre transformation vers la data en 2020. Jusque-là nous faisions de la data un peu comme tout le monde, avec des data analytics, de la dataviz, etc. Mais nous n'avions pas encore de véritable stratégie pour positionner la data au coeur de l'entreprise, et encore très peu de démarches d'intelligence artificielle. Le premier signal de notre accélération dans le domaine, cela a été la signature de notre partenariat avec Google Cloud [GCP] en juin 2021. Il s'agissait surtout d'adopter une plate-forme PaaS notamment, avec l'ensemble de la stack Google Cloud qui intègre Big Query, du machine learning, des éléments adaptés à l'innovation par la data. Nous avons aussi beaucoup regardé Microsoft Azure. En revanche pas AWS, car nous considérons Amazon comme un potentiel concurrent dans le monde du retail et de la beauté.

Quelle a été l'étape suivante ?

Après le choix de GCP, nous avons commencé à accélérer le travail sur les plates-formes de données. Nous avons 75 maisons, dont 30 très importantes. 26 de ces dernières ont déjà rejoint la plate-forme et ses composants data. Mais avant même de parler de technologie, nous avons procédé à une importante refonte de nos modes de fonctionnement et de nos organisations. Nous ne faisons pas de technologie pour le plaisir de faire de la technologie, ou de la data ou de la dataviz pour le plaisir de faire de la data ou de la dataviz. Nous faisons de la technologie avant tout pour soutenir la transformation data de nos maisons, pour développer des services d'amélioration de l'expérience client, d'optimisation de la supply chain, de pilotage des stocks ou de la production, donc pour soutenir la transversalité des processus de l'entreprise.


Le stand LVMH au salon Vivatech 2024. (Photo : E.D.)

Le premier sujet que nous avons mis en perspective, c'est la façon de travailler très étroitement avec nos métiers. Nous avons ainsi poussé l'idée d'un chief data officer [CDO] transverse pour animer une gouvernance de la data, ainsi que des fonctions de data owners dans les principaux domaines métier de l'entreprise : la production, la supply chain, le marketing, le retail, la finance, les RH, etc. En résumé, un chief data officer, relativement proche du comex, avec des data owners et des data stewards côté métiers.

PublicitéAvez-vous également procédé à des changements d'organisation côté tech ?

Effectivement, en miroir, nous avons créé dans les équipes tech ce que l'on pourrait appeler, en jargon agile, des proxy product owners, plus sensibles à un univers de données qu'à un autre. Il n'est pas choquant dans un département tech d'avoir des gens plus sensibles aux RH, au commercial ou à la supply chain. Nous avons donc aussi essayé d'aligner nos organisations. Le CDO gère la partie métier, la data gouvernance, la datascience et le value office. Car quand nous lançons des projets data et IA, nous voulons aussi être extrêmement conscients de la valeur qu'ils vont générer. Du côté tech, nous avons les data engineers, des tech product owners qui connaissent les dimensions métier, des data architects et des équipes de développement et de run pour les différentes maisons. Nous nous inscrivons donc vraiment dans une logique où le CDO n'a pas les data engineers dans ses équipes et le CIO n'a pas ni le value office, ni les data scientists.

Le CDO ne dépend pas du CIO ?

Non, il est en parallèle, car nous le considérons comme une fonction métier. Donc nous travaillons en binôme et, bien entendu, en mode agile et en squads de plus en plus sur ces sujets-là.

Comment vos maisons s'organisent-elles autour de la data ?

Chacune de nos 20 maisons principales a désormais des équipes data métier et des équipes data tech. Nous avons aussi renforcé le fonctionnement communautaire. Historiquement, elles travaillaient plutôt en silos et avaient peu l'habitude de collaborer entre elles. Nous avons donc lancé une importante harmonisation des plates-formes, mais aussi des pratiques. Nous avons créé des communautés pour que nos maisons se réunissent régulièrement sur l'identification de projets, de use cases, etc. Nous avons aussi mis en place un data tech board qui réunit tous les mois nos 20 plus grandes maisons pour partager les composants, les bonnes pratiques ou les démarches. Et nous avons un Data AI Committee, qui réunit les chief data officers, les CIO et les patrons data tech pour discuter des grandes orientations, identifier les use cases, éviter les doublons entre les différentes maisons.


Ruinart, une des maisons de champagne de LVMH, était présent à Vivatech. (Photo : LVMH)

Qu'en est-il de votre stratégie en matière d'IA ?

Toute cette réorganisation autour de la data s'est déroulée entre 2021 et 2022. À partir de 2023, nous avons beaucoup accéléré sur l'IA, en lançant de nombreuses initiatives au niveau du groupe LVMH. Nous avons une équipe qui s'occupe de stratégie, avec quelque 70 compétences data de haut niveau réparties entre Gonzague de Pirey, notre chief omnicanal et data officer, et moi-même, le CIO. Des data scientists, des data engineers, des data architects travaillent ensemble sur un certain nombre d'algorithmes, que nous allons mettre à disposition de nos maisons. Certaines parmi les plus importantes comme Louis Vuitton, Christian Dior Couture ou Sephora ont des équipes plus importantes. De plus, nous avons désormais cette interpénétration, ce fonctionnement "intégré" entre les grandes maisons dans des logiques de co-développement ou de réutilisation d'un certain nombre d'éléments.

Quand vous parlez d'IA à partir de 2023, s'agit-il uniquement d'IA générative, ou également de machine learning et de deep learning ?

En 2022 et 2023, nous étions plutôt sur de l'IA, au sens général, avec du machine learning, par exemple. Avec des cas d'usage extrêmement importants autour de la relation client, de la personnalisation du parcours client, etc. Par ailleurs, comme nous sommes dans le luxe, nous distribuons des produits chers et rares. Nous n'avons pas vocation à produire sans limites. Nous développons donc énormément d'algorithmique et d'IA autour des prévisions commerciales, des prévisions de distribution, du pilotage des niveaux de stock, du pilotage de l'expression du besoin capacitaire pour nos ateliers de production, etc. Il est important d'avoir les bons outils pour décider s'il vaut mieux acheter 18 diamants ou seulement 15, par exemple ! C'est tout une logique de fonctionnement que nous accompagnons plutôt avec du machine learning et de l'IA.

Puis, fin 2022, est arrivé le tsunami de la GenAI. Même si nous persistons à la considérer comme une sous-partie de l'IA, car nous ne voulons pas revenir sur nos fondamentaux : nous avons toujours besoin d'IA et de data. Nous avons commencé à travailler sur la GenAI proprement dite aux alentours de février 2023. Là aussi, nos équipes se concentrent sur le sujet en étroite interaction avec les métiers.

Vous travaillez donc sur l'IA générative depuis plus d'un an. Où en êtes-vous ? Est-ce que vous identifiez des cas d'usage intéressants pour vos métiers ?

Nous avons largement dépassé l'étape de l'identification des cas d'usage, et nous passons progressivement à l'échelle. Nous avons internalisé ChatGPT et nous avons développé notre propre ChatGPT interne, qui s'appelle MaIA. Nous le mettons progressivement à disposition de tous nos employés pour passer à l'échelle. Nous l'avons déjà ouvert à peu près à la moitié du groupe, avec d'ores et déjà près 4000 à 5000 utilisateurs par jour de GPT4 pour la traduction, la synthèse de documents, la synthèse de contrats, la préparation de documents, etc.

Mais attention, nous ne mettons pas de la GenAI partout ! Nous avons identifié des territoires de valeur où elle a un intérêt plus élevé. C'est le cas de la relation client, et de la façon dont des fonctions de GenAI vont notamment aider nos vendeurs en magasins. Elles vont synthétiser des informations produit ou les feedbacks des clients, ou encore démarrer une conversation à valeur ajoutée prérédigée. Nous avons aussi mis en place des fonctions de GenAI dans nos centres d'appels clients. Nos employés vont par exemple avoir accès à une synthèse des contacts qu'un client a pu avoir avec le call center, se voir proposer des réponses et des manières d'initier des conversations.

Nous commençons aussi à beaucoup travailler sur la personnalisation des fiches produits pour les sites web. Nous en générons 60 000 par an et la GenAI commence à rédiger des textes assez pertinents. Nous regardons son utilisation pour le marketing de campagne, notamment avec des déclinaisons de visuels plus efficaces. Pour décliner sur différents réseaux sociaux, différents canaux, la photo de la campagne d'un rouge à lèvres, par exemple. Chez Christian Dior Parfum, sur notre stand, nous avons montré Dior Astra, qui s'appuie sur MaIA pour réaliser une synthèse des feedbacks des clients de la marque. Toute l'entreprise peut interagir avec ces feedbacks.

Dans ce dernier cas, par exemple, s'agit-il d'ajouter de la valeur ou de remonter de l'information aux équipes de conception ?

Nous disposons d'une telle masse d'informations que cela va au-delà de l'ajout de la valeur. Cela nous ouvre des possibilités que nous n'avions pas auparavant. Cela nous permet d'abord d'être plus efficaces, plus pertinents, mais surtout cela permet à nos équipes d'utiliser effectivement tout le patrimoine de data clients dont nous disposons. Quand un client qui a 10 ans d'histoire avec une marque contacte notre centre d'appel, l'agent n'a pas le temps de consulter ces 10 ans d'histoire à chaque appel. Avec la GenAI, il n'a plus qu'à appuyer sur une touche, en quelque sorte, pour accéder à l'ensemble. C'est un outil qualitatif absolument fantastique.

Est-ce que vous travaillez avec OpenAI ou d'autres pour vous assurer de l'efficacité de la GenAI, pour éviter les phénomènes d'hallucination, mais aussi les biais, par exemple ?

Non, ce sont nos propres équipes qui s'en occupent. Bien entendu, il est essentiel de paramétrer cette GenAI de la façon la plus pertinente possible pour éliminer les bruits de fond, les erreurs, mais surtout pour donner le bon "tone of voice". Parce qu'on ne s'adresse pas de la même façon à une cliente Vuitton et à une cliente Dior. On ne s'adresse pas non plus de la même façon à une cliente chinoise et à une cliente américaine. Il faut donc travailler sur ce "tone of voice".


La GenAI en soutien de la création, ici chez Parfums Christian Dior (Photo : LVMH)

Une autre valeur encore plus importante sur laquelle nous sommes, selon moi, beaucoup plus clairs que tous les autres réside dans le fait que nous privilégions une démarche où l'IA et la GenAI ont vocation à soutenir nos équipes et en aucun cas à faire de la productivité, de l'efficacité de bas étage pour le plaisir de remplacer un certain nombre de domaines ou de fonctions. Donc nous sommes là pour "augmenter" nos vendeurs, pas pour les remplacer. Nous n'aimons pas trop les chatbots par exemple, s'il n'y a pas au moins un vendeur impliqué dans la conversation. Nous sommes là pour "augmenter" nos conseillers dans les centres d'appels et non les remplacer. Nous sommes là pour soutenir nos designers et nos créatifs, car la GenAI peut éventuellement proposer du "moodboarding", des inspirations. Mais les produits Louis Vuitton, Christian Dior Couture, Loro Piana, Fendi, Céline, Tiffany seront toujours conçus par des gens qui ont des idées, une émotion, une démarche de création. La GenAI va simplement soutenir et proposer quelques déclinaisons ou alternatives.

Avez-vous une organisation spécifique, un comité par exemple, sur les sujets d'éthique de l'IA ?

Nous sommes très vigilants sur notre posture en matière d'IA. Cela se traduit de différentes façons. Pour commencer, nous ferons certaines choses avec de la GenAI, mais pas d'autres. Et pour ça, nous avons mis en place un référentiel de "do's" and "don'ts" que nous avons communiqué à nos employés. Nous avons aussi un partenariat avec l'Institut Human-Centered AI [HAI] de l'université de Stanford pour travailler sur une IA éthique, inclusive et responsable. Cela nous paraît extrêmement important. Nous sommes les leaders du luxe et nous sommes particulièrement regardés par nos clients. Ils sont très sensibles à la façon dont nous interagissons avec eux, dont nous les traitons, dont nous les respectons. Nous nous devons d'adopter ce type de fonctionnement, supprimer les biais culturels, sociaux, internationaux, etc.

Comment fonctionne ce partenariat avec Stanford ? Est-ce que vous avez une équipe commune ? Des groupes de travail communs ?

Ce que Stanford nous apporte, c'est un processus structuré de réflexion et de développement de nos algorithmes d'IA et de GenAI, en intégrant ces sujets d'éthique. Sans les occulter. Nous nous appuyons sur leurs travaux, leurs réflexions, et nous avons un certain nombre de sessions communes. On leur demande leur avis sur un certain nombre d'algorithmes un peu plus sophistiqués. Ils nous auditent en quelque sorte.

Mais nous avons aussi créé au niveau du groupe un comité d'éthique et de gouvernance de l'IA qui réunit les fonctions légale, éthique et conformité, RH, tech, data, diversité et inclusion. Il va regarder un certain nombre de projets, nous permettre de donner un avis sur la sélection d'un certain nombre de technologies. Il va aussi intégrer certaines réglementations comme l'AI Act européen.

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