XPN - Scribe : 257 M€ dépensés en pure perte par l'Intérieur
Depuis 10 ans, l'Intérieur essaie de moderniser son application de rédaction de procès-verbaux pour la police. Aboutissant à 257,4 M€ de dépenses sans résultat à ce jour. Une épure des dérives des grands projets IT de l'Etat, qu'on croyait appartenir au passé.
PublicitéAprès Louvois (la paye des militaires), Sirhen (le logiciel de RH de l'Éducation nationale) ou l'ONP (l'éphémère Opérateur national de paye des fonctionnaires), l'informatique de l'État accouche d'un nouvel échec majeur, avec le projet XPN - Scribe censé moderniser l'application de rédaction des procès-verbaux de la police. Selon un article du Monde, qui s'est procuré l'ordonnance de règlement rendue le 16 octobre par une magistrate à la chambre du contentieux de la Cour des comptes, le projet - qui court sur une dizaine d'années - aura coûté la bagatelle de 257,4 M€. Pour un outil toujours inutilisable.
Outre ses pannes, Scribe, arrêté en octobre 2021 pour être relancé sous l'appellation XPN en 2022, ne permet toujours pas, par exemple, d'enregistrer le moindre fichier PDF de plus de 5 Mo, selon Le Monde. Soit moins qu'une simple photographie haute définition, précise l'actuel directeur du programme XPN cité dans l'ordonnance. Les enquêteurs n'ont donc d'autre choix que de « dégrader la qualité des images » les rendant ainsi difficiles à exploiter par la justice.
Dans l'ordonnance de la magistrate, on retrouve les grands classiques des dérapages des projets IT de l'État : maîtrise d'ouvrage manquant d'expertise, encadrement trop lâche des prestataires (ici, Capgemini), empilement de comités, développement en chambre se souciant tardivement des besoins des utilisateurs ou encore guéguerres internes (en l'espèce, entre gendarmes et policiers).
Tout ce que l'État voulait éviter
Tout commence en 2014... par un premier ratage. À peine mis en service, le logiciel de rédaction de procédures de la police nationale (LRPPN) est « unanimement jugé inadapté » et « son remplacement envisagé » aussitôt. L'Intérieur décide alors de se baser sur l'application similaire déployée au sein de la gendarmerie, et de l'adapter pour arriver à une version commune. Dès octobre 2016, alors que le projet est lancé et que Capgemini est déjà attributaire d'un marché d'assistance, la gendarmerie claque la porte sur fond de rivalités interpersonnelles et de tensions, selon l'article du Monde. La police nationale va alors décider de s'attaquer seule à la refonte de son application de rédaction de procès-verbaux, accumulant les dérives soulignées par la magistrate de la Cour des comptes.
Bref, XPN - Scribe ressemble trait pour trait à tout que l'État voulait éviter en instaurant un contrôle de la DSI de l'État sur les grands projets informatiques des ministères. Ainsi, avant tout lancement d'un projet de plus de 9 M€, chaque ministère est censé solliciter un avis de conformité auprès du directeur de cette DSI de l'État (la Dinsic, rebaptisée depuis Dinum), au titre de l'article 3 du décret n° 2019-1088. Mais la procédure est souvent contournée par les ministères, jaloux de leurs prérogatives. Comme, d'ailleurs, n'a pas hésité à le faire l'Intérieur avec Scribe. En effet, le ministère a bien sollicité l'avis de la DSI de l'État en 2019... alors que son projet était d'ores et déjà sur les rails, comme le regrettait le directeur de la Dinsic de l'époque, Nadi Bou Hanna. Dans son avis rendu en octobre 2019, ce dernier se plaint que sa direction soit sollicitée après le lancement d'un appel d'offres, « intégrant la poursuite du développement et sa tierce maintenance applicative à compter du 1er janvier 2020 ». Autrement dit, l'avis de la DSI de l'État est avant tout requis pour la forme, alors que le projet est sur les rails, voire connaît déjà de sérieuses difficultés, comme le laissait entendre la Cour des comptes dans un rapport l'an dernier.
Publicité123 000 utilisateurs et une stratégie de déploiement « floue »
A l'époque, malgré cette sollicitation tardive, Nadi Bou Hanna avait rendu un « avis conforme avec réserves », lançant plusieurs avertissements, qui se sont malheureusement avérés prémonitoires. Un planning et un budget irréalistes d'abord : au moment de son audit, la Dinsic constate que seulemebt 35% du projet est réalisé, alors que 68% du budget est déjà dépensé. Une stratégie de déploiement floue et non budgétisée ensuite, alors qu'on parle d'une application qui doit toucher 123 000 utilisateurs... L'absence d'étude d'impact de la stratégie de Procédure pénale numérique (PPN), le traitement dématérialisé des procédures par la justice, sur le projet, encore. La faiblesse des volets liés à la transformation des métiers et des usages, enfin. « La simplification de la procédure attendue par les enquêteurs avec l'apport des nouvelles technologies n'a pas été mise en avant comme la préoccupation principale du programme », écrivait alors Nadi Bou Hanna, avec un certain sens de la litote. À elles seules, ces observations, touchant à des points essentiels d'un projet informatique (budget, délai, bénéfice utilisateurs, déploiement...), auraient dû faire résonner toutes les sirènes d'alerte au sein du ministère de l'Intérieur. Il n'en a, semble-t-il, rien été. Fin 2021, le ministre de l'Intérieur de l'époque, Gérald Darmanin, promettait toujours un logiciel pleinement opérationnel en 2024.
Notons d'ailleurs que les alertes se sont multipliées tout au long des évolutions du projet de refonte, sans réellement infléchir la stratégie ministérielle. Via notamment de multiples tracts syndicaux. Via encore un premier audit flash de la Cour des comptes en juillet 2022, aux conclusions déjà accablantes, la juridiction y voyant « l'exemple même d'une conduite de projet défaillante ». En mars 2025, les députés de la France Insoumise ont également proposé l'ouverture d'une commission d'enquête sur l'échec de XPN - Scribe .
De 15 à 257 M€ !
Dans l'exposé de leurs motifs, les députés parlent d'un fiasco avoisinant les 20 M€, là où la Dinsic avait chiffré, en 2019, le coût total de Scribe à 15,1 M€. Dès lors, comment la facture peut-elle aujourd'hui avoir été multipliée par plus de 10, selon les dernières estimations de la Cour des comptes ? Certes, l'estimation de la DSI de l'État concernait le seul Scribe (excluant donc son successeur, XPN). Surtout, le périmètre pris en compte par la magistrate de la Cour des comptes inclut certes les coûts de développement, mais surtout le « temps perdu par les enquêteurs » sur la période 2022 à 2026. Or, les multiples bugs du logiciel se traduisent, évidemment, par des pertes de temps au sein des services de police.
À ce jour, le déploiement de XPN, le successeur de Scribe, n'est pas prévu avant le troisième trimestre 2028... Au mieux. Car, la Cour des comptes juge, une fois encore, ce calendrier « ambitieux ». Dans une réponse à deux questions écrites de députés sur le sujet, le ministre de l'Intérieur, Laurent Nuñez, explique le 4 novembre que la « phase de cadrage » de XPN est achevée depuis fin 2024 et qu'un marché de réalisation de l'outil doit être lancé dans les prochains mois. « Les futurs utilisateurs sont étroitement associés à la mise en place du nouvel outil et des actions de communication interne sont par ailleurs mises en oeuvre », rassure le ministre, qui promet encore un outil « parfaitement adapté à la procédure pénale numérique ». Et d'évoquer la mutualisation de la solution avec la gendarmerie comme une « perspective » du projet. Retour à la case départ.
Article rédigé par
Reynald Fléchaux, Rédacteur en chef CIO
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